Patrick CHEMLA
Vouloir l’Hétérogène

Colloque de La Criée
et du Diwan Occidental – Oriental
les 12 et 13 Juin 2009 à Reims

 

 

Colloque de La Criée et du Diwan Occidental – Oriental  – les 12 et 13 Juin 2009 à Reims

Sur le thème :  » L’HÉTÉROGENE DANS LA CLINIQUE ET DANS LA CULTURE ».

 

« Vouloir l’Hétérogène »

 

En préambule à mon propos, je voudrais évoquer un événement qui aura été crucial pour me précipiter dans l’aventure de ce colloque. Cet événement fait d’ailleurs le lien avec un colloque précédent « Entre deux rives/ Exil et transmission ».

J’y avais alors fait allusion et Yacine Amhis en avait plus longuement parlé : nous nous étions retrouvés à quelques uns dans le cimetière juif profané de ma ville natale Annaba, caillassés  par une foule d’enfants poussant des cris inarticulés. Je ne reviendrai pas sur l’aspect traumatique de l’affaire qui témoigne de l’atteinte du sacré, mais aussi du déni violent portant sur la très ancienne présence juive dans un pays dévasté par un islamisme violent, mais aussi par une expulsion incessante de l’hétérogène. Nous avions à l’époque témoigné ici même de cette blessure qui contrastait avec un accueil très chaleureux du petit peuple algérien. Ce qui s’est passé ensuite est plus intéressant et troublant : les courriers adressés au président de la république algérienne restèrent sans réponse et ceux envoyés à Chirac nous valurent une réponse polie et diplomatique. L’affaire aurait pu en rester là, quand je reçus deux ans plus tard  un mail émanant d’un petit groupe de juifs religieux bônois qui, eux n’avaient pas perdu de temps en proclamations ou en courriers à la présidence, mais s’étaient rendus sur place et avaient négocié à l’orientale avec leurs anciens frères ennemis et voisins du FLN, puis avec les autorités, et avaient réussi, photos à l’appui, à réhabiliter l’intégralité de ce cimetière, puis de nombreux autres cimetières juifs dévastés de l’Est algérien. Je dois dire que l’émotion que j’ai alors éprouvée se teintait aussi de respect devant ce désir mis en acte, et le courage et la ténacité que cela impliquait. Sans doute l’avaient-ils fait au nom de Dieu (et aussi explicitement au nom du respect des sépultures et de la mémoire de la présence juive en Algérie), mais leur action ne cesse de m’inspirer une très grande gratitude, bien que je me tienne résolument dans la posture freudienne du juif infidèle.

Vous comprendrez donc comment « l’hétérogène dans la Culture » s’est alors présenté de façon impérieuse: se voyait ainsi démontrée, et la possibilité de sortir d’une posture de déploration, et celle d’une action de reconstruction y compris sur les ruines.

Que cela concerne le respect du sacré et de la sépulture concerne à plus d’un titre l’hétérogène, et cette atteinte à l’ancestrale diversité des peuples d’Algérie témoigne d’une folie de la part de ceux qui vouent un culte aux « dieux obscurs » et croient possible de s’emparer d’une origine purifiée par le meurtre et la destruction.

Mon entrée dans la question est donc marquée d’une certaine gravité, et par le désir très profond de ne pas lâcher sur l’hétérogène, par la conviction aussi que cette attaque des tombes juives sur lesquelles on pouvait souvent lire des prénoms arabes , était une attaque portant sur l’inscription qui ne pouvait rester sans effet sur les vivants et en particulier sur les jeunes algériens. Ceux-ci qui n’ont souvent d’autre ressource qu’une histoire officielle continuant pour l’essentiel à nier la pluralité des peuples, des langues et des religions qui, d’une façon stratifiée, ont tramé sur la longue durée  l’histoire de ce pays.

Vous entendrez, je l’espère, que cette assertion vaut pour tout pays qui voudrait purifier son histoire et se prétendrait indemne de toute atteinte de l’Étranger.

C’est à cet endroit que s’entrecroisent et se superposent à la manière d’un palimpseste la grande Histoire et le souci psychanalytique d’une historisation du sujet, qui en passera bien souvent par une levée de crypte et une traversée du trauma. Que ce registre du traumatique relève du plus singulier mais aussi du plus commun n’en est pas le moindre paradoxe !

C’est ainsi que j’introduirai cette formulation « vouloir l’hétérogène » qui a posé problème à de nombreux collègues et amis psychanalystes qui m’ont fait remarquer que le « vouloir » serait antinomique au désir inconscient. Le vouloir ne pourrait se situer que du côté de l’homogène et de la résistance, ou du surmoi ; l’hétérogène étant lui à recueillir du côté du surgissement inconscient.

On pourrait croire à du chipotage ou à une dispute sémantique : mais si j’insiste, c’est bien parce que je mise sur ces discussions qui portent, en tout cas pour moi sur des enjeux essentiels : ni plus ni moins que la possibilité de l’hétérogène dans la Culture, mais aussi d’une politique pour la psychanalyse et pour la psychothérapie institutionnelle, autrement dit pour une psychiatrie faisant cas du sujet du désir inconscient, mais aussi des autres registres hétérogènes du social,  des arts et de la création etc.

Je me suis, il faut le dire d’entrée de jeu, réapproprié une formulation produite par Claude Rabant en introduction au premier numéro de la revue Patio du Cercle Freudien. Je vais vous la citer, quand bien même son auteur ne semblait plus du tout s’y reconnaître quand nous en avons récemment discuté avec lui lors d’une soirée de La Criée …

« Ce qui tombe, donc, c’est le modèle qui permettrait d’unifier les chemins de ces singularités.

 Il y a du divers dans la psychanalyse.

D’où le biais inverse dont nous avons à risquer l’aventure : non seulement, prenant acte de ce divers, en laisser jouer la diversité, mais donnant valeur à l’hétérogène, tenter par lui l’approche de ce que l’idée d’un temps pur et unifiant de la psychanalyse nous dérobe.

Vouloir l’hétérogène ! C’est par là sans doute qu’une question cruciale sur le travail psychique et le corps de l’analyste dans la cure, touche à un remaniement du champ même de la clinique psychanalytique »

Dans ce remaniement, quel rôle joue l’incontournable du discours lacanien aujourd’hui ? Qu’en est-il de l’opacité, aussi bien que des lumières, par lui 

transmises ? Et jusqu’à quel point fait-il arrêt, après avoir fait chemin, dans le procès de remaniement ? » 

Ce propos peut paraitre daté, et il l’est d’autant plus qu’il marque pour moi l’entrée dans le Cercle Freudien et au-delà dans le mouvement et la pratique psychanalytique.

D’où la question que je ne saurais écarter d’entrée de jeu: s’agirait-il d’un point d’idéalisation ou de nostalgie dont j’aurais à me détacher pour mon plus grand bien ? Peut-être suis-je le plus mal placé pour répondre à une telle question ? Toujours est-il que je reste frappé par l’actualité de cette citation, d’autant plus que le mouvement hétérogène en question m’apparait toujours aussi nécessaire, par rapport à la doxa lacanienne, mais aussi par rapport à toute doxa qui nous fait toujours courir le risque de la religiosité et du livre saint que nous n’aurions qu’à recueillir et à transmettre avec vénération (qu’on pense à la haine et aux insultes que dut supporter Winnicott dans l’école anglaise de la part des Kleiniens et sa « propre » analyste…)

Je ne discuterai pas ici de la tendance à l’homogène dans les groupes de la mouvance lacanienne autour de signifiants fétichisés comme ceux de « la passe », ou bien encore du rejet « la psychothérapie » vouée aux gémonies et opposée à l’or pur de la Psychanalyse.

Ce même État qui depuis plus de 20 ans a entrepris d’évaluer, d’accréditer, de normativer et de protocololiser les pratiques de l’humain, et qui chaque jour plus encore s’immisce dans l’ensemble de la vie sociale et dans la sphère de l’intime, s’est donc mis en tête de dire ce qu’est un psychothérapeute. Il a malheureusement rencontré dans cette voie un certain nombre d’interlocuteurs qui emportés par leur passion, n’ont pas voulu voir qu’ils contribuaient de facto à une entreprise, qui loin de sauver la psychanalyse dans sa prétendue pureté, s’attaquerait à elle l’instant d’après. Et justement, nous y sommes : l’année a commencé pour nous par la suppression de l’enseignement de psychanalyse et psychothérapie institutionnelle à la fac de psycho de Reims, ce qui a provoqué une très forte mobilisation malheureusement impuissante, puis s’est poursuivie par plusieurs suppressions analogues ( la dernière en date à Lille), et enfin plus récemment par la mise en cause publique de notre ami Pierre Delion.

J’ai été assez sidéré par la rareté des réactions de défense de la part des  psychanalystes et par certains courriels assez hallucinants dans le site Œdipe, ceci malgré l’engagement très clair de Laurent Levagueurese. D’où les communiqués salutaires de « l’appel des appels » et de « la nuit sécuritaire » et l’excellent article de Caroline Eliachef  dans le journal Le Monde (du 28 Mai). Au-delà du soutien à l’un des nôtres, connu pour son humanité et son engagement auprès de ses patients, ce qui se trouve en question, et qui devrait tous nous concerner, c’est l’immixtion violente dans les pratiques soignantes d’abord d’une association de familles, puis d’une représentante du ministère ( V.Letard). Il s’agit non seulement de jeter la suspicion sur un collègue, ou sur une pratique avec les autistes réduits à être rabattus sur leur seul

« trouble neurologique » (sic) qui dirait la vérité pleine et entière de leur être, mais de la volonté maintenant explicite de réglementer et même d’interdire toute approche d’inspiration analytique. Quand nous disions à quelques uns qu’il était question de produire une « psychothérapie d’Etat » dont on fixerait le contenu, les indications et le rythme des séances, nous étions loin de penser que le déferlement se produirait aussi rapidement.

Nous y sommes donc, d’où l’importance de ce colloque et des forums protestataires qui se tiennent un peu partout, mais au-delà des refus indispensables et de la longue lutte qu’il va falloir mener pour défendre « les soins psychiques », il me parait essentiel de revenir sur des points fondamentaux.

Remarquons d’abord que ce déferlement violent avec une volonté explicite de protocoliser les pratiques psy ( cf rapport du sénateur Milon), et des menaces de procès et des sanctions à l’égard des récalcitrants, illustre malheureusement trop bien la nécessité de ce « vouloir l’hétérogène » qui, vous l’aurez entendu, ne se limite pas du tout au seul champ analytique, mais s’étend à toutes les pratiques de l’humain : tant dans le soin que dans l’enseignement, la recherche ou les arts.

Nous ne pouvons en rester à des positions défensives alors qu’il est essentiel de préserver l’espace de tranquillité et de créativité qui se trouve menacé.

C’est cet espace qu’il s’agit de préserver de l’envahissement par ces arpenteurs kafkaïens qui sont en train, prétendument au nom du Bien, de détruire la possibilité du mouvement de l’hétérogène. Car c’est bien d’un mouvement  infixable qu’il s’agit : rien à voir avec un objet précieux, un souverain bien que l’on pourrait planquer dans un coffre-fort ! Autrement dit nous sommes engagés dans un mouvement de lutte contre la réification du monde, son envahissement par le « fétichisme de la marchandise » (K.Marx). C’est cette réification qui est le soubassement de toutes ces procédures de certification qui ont la prétention de nous protéger contre les risques de l’existence, en appliquant des méthodes directement dérivées de l’industrie. C’est à cet endroit que les prévisions les plus sombres de M. Foucault ou de Robert Castel

(dans « la gestion des risques ») s’avèrent terriblement prémonitoires. Nous sommes entrés avec la promotion de la santé mentale, dans l’ère de la post-psychiatrie et de la post-psychanalyse, même si certains ne veulent pas encore s’en rendre compte. Au fond le mérite de celui que Jean Oury a appelé « la puce » est de nous avoir piqués en nous tendant un miroir grossissant, et de dire l’explicite terrifiant d’un discours qui fonctionnait jusque là dans l’implicite. S’agit-il pour autant d’être catastrophistes comme nombre de psychiatres et d’analystes qui campent depuis longtemps dans un discours littéralement réactionnaire, sous-tendu par une nostalgie de l’Asile et de l’époque où « l’Ordre symbolique » tenait le coup ?

Comme si cet emprunt de Lacan à Lévi-Strauss pouvait être chosifié et statufié, et confondu avec les processus de symbolisation qui se produiront tant qu’il y aura du sujet pris dans le langage, mais aussi que des lieux d’adresse et de truchement seront possibles !

Bien sur cette affaire ne concerne pas que la psychanalyse puisqu’il s’agit d’un envahissement par l’Etat biopolitique de toutes les sphères de l’intime, et les discours de nostalgie de l’Ordre ancien sont perceptibles depuis un bon moment : qu’on pense à Finkielkraut qui s’en est fait une spécialité, mais aussi à bien d’autres anciens gauchistes qu’on retrouve maintenant auprès de Sarkozy !

Autrement dit, il est important si l’on veut comprendre ce qui nous arrive dans notre champ spécifique d’élargir la perspective. Bien sur cela va à rebours de l’attitude habituelle dans le milieu analytique de considérer la chose analytique dans un hors-lieu du Politique, ce qui nous a conduit aux impasses actuelles.

J’ai parlé précédemment de l’atteinte de la Culture qui ravage l’Algérie et qui bien sur a des effets sur plusieurs générations ; mais comment ne pas constater un autre type d’atteinte de ce côté-ci de la Méditerranée dans un régime se réclamant de la démocratie ?

Cela fait plus de 20 ans que la novlangue administrative et le pouvoir de la bureaucratie se répandent et tentent de nous endoctriner, sans rencontrer jusqu’à ces derniers temps d’autres résistances que celles des ilots que nous construisons les uns et les autres. Ici même, l’année dernière Hervé Bokobza nous avait parlé de « stratégie marrane », prenant pour métaphore ces juifs espagnols qui pour échapper au bûcher, avaient fait mine de se convertir pour continuer à judaïser en secret. C’était bien sur la stratégie que nous avions déjà spontanément adoptée pour tenir le coup  et préserver la vivance de nos pratiques.

Mais nous n’en sommes plus là aujourd’hui quand les menaces se font de plus en plus explicites dans tous les domaines de la vie sociale. D’où les initiatives citoyennes qui sont venues de toutes parts et la volonté d’inscrire des forums politiques au cœur de chaque colloque que nous tenons, ce que nous avons fait ce matin.

Que dire de ces initiatives sinon qu’elles témoignent précisément d’une diversité incroyable : chacune émanant d’un champ institutionnel déterminé, mais toutes reconnaissant peu ou prou leurs convergences, d’où l’acte fondateur par Roland Gori de « l’appel des appels », convergences qu’il s’agit d’ailleurs de renforcer sans viser une quelconque homogénéisation.

Notre difficulté, mais c’est aussi notre chance, c’est que nous connaissons maintenant les impasses tragiques qu’ont connu les mouvements d’émancipation du siècle dernier et leur volonté d’éradiquer tout processus hétérogène.

Nous avons nous aussi à construire sur ces ruines en nous passant de tout paradis alternatif, d’une « bonne forme » censée résoudre ou suturer l’énigme du sujet inscrit peu ou prou dans le Collectif.

Nous ne partons pas de rien, et outre ce savoir du désastre, nous avons accumulé nombre d’expériences créatives dont nous pouvons témoigner tant le domaine clinique que dans la praxis institutionnelle.

Ce qui me parait aussi tout à fait nouveau, outre l’implication nouvelle d’élus locaux, c’est la présence active des familles et surtout des patients, pour le meilleur ou pour le pire (cf ce qui arrive à P.Delion). J’ai dit lors du colloque Jacques Hassoun, à quel point je m’étais retenu pendant 30 ans d’impliquer les patients dans un combat politique : il s’est tout de même produit nombre d’expériences dans les années 70/80 qui ont montré le danger d’une telle démarche. Sans même évoquer l’idéalisation du schizo comme figure révolutionnaire, et la dispute encore vive entre Oury et Guattari (même post-mortem !), il n’en reste pas moins que nous courons sans cesse un double risque : celui en premier lieu d’instrumentaliser des patients pris dans le transfert et fort peu protégés de l’intrusion des signifiants de l’autre, et celui très voisin de confondre des registres qu’il s’agit de distinguer quand bien même ils sont étroitement intriqués. Trop souvent l’opposition que pose Jean Oury entre aliénation sociopolitique et aliénation psychopathologique ou transcendantale, peut être perçue de façon binaire avec une étanchéité parfaite et rassurante des deux registres. J’ai trouvé récemment dans un article de Jean-Luc Nancy une manière ample et subtile d’évoquer cette hétérogénéité et cela à partir d’une méditation sur « Démocratie finie et infinie » :

« penser comment la politique infondée et en quelque sorte en état de révolution permanente a pour tâche de permettre l’ouverture des sphères qui lui sont en droit étrangères et qui sont pour la plupart, les sphères de la vérité ou du sens : celles que désignent plus ou moins bien les noms de l’« art », de la « pensée », de l’ « amour », du « désir » ou toutes les autres désignations possibles du rapport à l’infini…

Penser l’hétérogénéité de ces sphères à la sphère politique est une nécessité politique… »

Faute de temps, je m’arrête là dans cet article en tous points remarquable, qui remarque que la « démocratie des conseils » n’est praticable qu’à une échelle réduite et non au niveau de la société toute entière à moins d’imaginer « un peuple de dieux »; et cela va me permettre de vous parler de cette pratique des « conseils » que nous mettons en acte avec les patients dans les clubs thérapeutiques, au GEM, dans les AG du centre Artaud etc. Chacun, quel que soit son statut s’y trouve convié à prendre la parole et à prendre des décisions qu’il s’agit ensuite de mettre en acte, quand bien même elles peuvent déplaire à tout ou partie du groupe : décisions très  concrètes qui vont tourner pour l’essentiel autour de la construction de la vie quotidienne.

Mais du coup cette possibilité d’une parole relativement libre fait émerger des sujets que l’on n’attendait pas : l’absentéisme des soignants, les trous dans la caisse, les ruptures plus ou moins graves du pacte implicite du Collectif de la part des soignants, et enfin depuis quelque temps les menaces à l’égard des « schizophrènes dangereux » qui viennent du plus haut sommet de l’Etat. Et du coup, nous voici quelque peu sommés de prendre position sur toutes ces questions politiques ! Et dans ce cadre l’esquive d’un silence pseudo-analytique serait pure imposture ! De plus ces discours infamants nous atteignent aussi dans notre dignité de soignants, même si nous ne nous courrons évidemment pas les mêmes risques que les patients.

Il se produit donc ce que j’ai appelé ailleurs « l’illusion d’une communauté partagée » qui produit des effets de réel sur chacun (cf : le texte d’Olivier Grignon « le réel de l’illusion » ) et qui entraine actuellement un renforcement des forces de cohésion dans le Collectif. Probablement ce qui est en jeu dans une telle affaire tourne autour de la fiabilité du pacte, ce qui met en jeu le registre du symbolique, mais de façon plus fondamentale ce que Delion appelle la fonction phorique.

Sans doute de façon plus inconsciente et énigmatique, touchons-nous aussi à ce que Oury a nommé « fabrique du pré » et qui renvoie à une strate antérieure à la représentation, voire à du pré-symbolique, qui est la condition même de surgissement de la gestaltung, « forme formante » ou « enforme du grand Autre ».

Il faut aussi que je précise que ce travail se mène dans cette orientation depuis 30 ans, construction stratifiée qui détermine un historial, et qui a des effets aléatoires de gestaltung sur chacun quels que soit la temporalité et le mode de son entrée dans le processus. Il faut aussi que je précise que la dynamique en question se produit dans un souci de l’accueil de l’altérité qui prend le plus souvent l’allure du repas convivial (ah la compétition entre les couscous algériens et tunisiens avec bien souvent le branchement sur les mères maghrébines! Et la revanche des nordistes avec leur repas chti !)  Ou de la fête, comme la semaine dernière où nous avons « joué à l’eau » comme des gosses dans une ambiance assez jubilatoire. Ce qui est essentiel, outre la dimension ludique, c’est ce registre du don et d’une possibilité d’accès à

« l’arrière-pays » de la part de ceux qui s’avancent en position de thérapeutes.

Toujours est-il que depuis que nous nous sommes embarqués avec les patients dans cette mouvance militante de « la nuit sécuritaire », je suis tout à fait étonné des effets constatés. C’est dans le cadre de la dernière AG du centre Artaud et alors que nous étions filmés pour un documentaire à venir sur France 5, qu’un patient par ailleurs président du Gem a pu poser la question de son intervention dans le forum de ce matin. Tel autre, responsable du blog, nous fait aussi savoir au lendemain de la manif du 19 Mars qu’il a mis en ligne sur internet un petit film pris à notre insu avec des commentaires de son cru. Nous avions ce jour là défilé ensemble sous la bannière confectionnée avec les patients « Nous sommes tous des schizophrènes dangereux », ce qui était une première, précédée il est vrai par un forum le 26 Janvier mais aussi le 18 Mars, la veille donc, par une participation massive et exceptionnellement active des patients à un forum sur « la Psychiatrie dans la cité ». Ce qui change aussitôt l’ambiance des discussions : il est bien difficile de parler en langue de bois devant des personnes en prise directe sur le transcendantal, abordant le monde avec une crudité qui leur donne  une prise assez redoutable sur le Réel. Les relations de prestance en prennent un coup, ce qui n’est pas forcément facile à supporter pour ceux qui viennent témoigner de leurs bons sentiments.

À mille lieux de toute compassion, se fait jour une parole crue qui certes comporte son versant de souffrance, mais qui peut aussi faire advenir sa vérité à la condition de trouver un truchement.

Je ne reprendrai pas tout le développement qu’en donne Jacques Hassoun dans un texte (le truchement) qui fut important à plus d’un titre pour nombre d’analystes du Cercle Freudien et d’ailleurs… (In « l’exil de la langue »)

Toujours est-il que ce texte produit une métaphore historique et géographique : le torgueman ou tordjeman était l’intermédiaire obligé du pèlerin se rendant en Terre Sainte, celui qui lui permettait de voir un paysage qui sans lui n’aurait été qu’un pur réel irreprésentable voire innommable. Le point de nouage, c’est l’ensemble [pèlerin/truchement/destinataire] d’un récit de voyage qui n’aura été rendu possible que par le déplacement. Dans cette perspective, il faut qu’il y ait eu un lieu autre, hétérogène qui puisse être support du désir et constitue un lieu d’adresse.

Les questions qui nous reviennent aujourd’hui tournent autour de cette possibilité du travail de la métaphore, du déplacement en premier lieu psychique, et des écarts singuliers que nous nous autorisons à prendre par rapport à toute assignation à résidence. J’insiste sur cette autorisation qui ne peut venir de quiconque et qui nous met de fait dans une posture de subversion de l’institué.

Il ne s’agit certes pas de prendre les armes, mais de soutenir une pensée critique qui ne se paie pas de mots, mais qui soutienne une praxis et construise des lieux d’adresse et de truchement.

Je vais vous en donner un exemple choisi à dessein dans une expérience récente. Nous avons reçu récemment une lettre de la DRDASS, bref des autorités, sommant le GEM de prouver qu’il était bien une « association d’usagers », et mettant même en doute son existence. Que croyez-vous qu’il arriva ? Bien sur  indignation et panique à bord, mais surtout discussion passionnante en AG entre les appellations contradictoires qui viennent comme autant de noms imposés aux patients pour leur bien supposé. Donc en même temps qu’on les traite de « schizophrènes dangereux » et qu’on évoque des bracelets GPS qui les terrorisent, l’État leur intime l’ordre de prendre le nom

« d’usagers » ! D’où un débat assez pathétique entre les tenants de la « souffrance psychique », ceux de la « souffrance mentale » et autres « appellations contrôlées » qui se conclut par une lecture des textes en vigueur, et la décision après plusieurs semaines de discussion, principe de réalité oblige, de reprendre les termes de l’adversaire – ceux utilisés par la circulaire- pour que l’association puisse continuer à exister.

Cette séquence me parait exemplaire, et du double lien pervers du discours étatique, et de la nécessité d’une politique construite avec les patients. Et le fait que nous fassions en quelque sorte « cause commune » contre l’adversité, que nous refusions aussi bien l’épinglage d’un diagnostic que celui d’un mot de la novlangue, tout cela produit des effets cliniques et collectifs surprenants.

Je ne prétends pas que cela provoque des guérisons magiques, mais s’affronter à une réalité violente sans que ça réactive la persécution, apprivoiser pour certains le réel cruel de l’hallucination pour pouvoir participer à un meeting, prendre le train et le métro, fabrique un « être en commun » générateur d’une multitude de singularités et de désirs inédits : « traverser toute la France pour aller passer des vacances chez 

Hervé » pour un patient qui ne peut s’aventurer seul dans la rue, un tel projet signe peut-être un impossible actuel pour celui qui le profère, mais aussi une ouverture qui se produit sur un fond transférentiel étendu aux amis. Cette dimension de l’entraide mutuelle, et du réseau transférentiel des « copains » produit une expansion du Collectif qui est loin d’être évidente à assumer et à perlaborer, mais que je considère comme une chance inouïe.

Du coup, je ne suis pas loin de penser que ce travail contre l’adversité constituerait aussi la partie visible, émergée, d’un travail plus souterrain contre le trauma. La prise de position publique des thérapeutes, leur insubordination par rapport à des lois injustes et cruelles, témoignerait d’une possibilité de lutte contre l’effondrement qui serait de la plus haute importance.

Je ne parle bien sur aucunement d’une exemplarité, mais d’une lutte de l’intérieur même du transfert psychotique ; l’intériorité venant comme vous le remarquerez  à partir d’une interlocution extérieure violente, peut ainsi faire surgir sur la scène du transfert la figuration d’un Réel traumatique singulier qui avait pulvérisé le sujet.

C’est par cette voie que nous rejoindrions cet enjeu de reconstruire sur les ruines, évoqué en ouverture de ce texte et qu’il s’agirait d’envisager dans une perspective étendue à ce que J.L.Nancy appelle « le commun ».

« La sphère du commun n’est pas une : elle est faite des multiples approches de l’ordre du sens-dont chaque sorte est elle-même multiple- comme dans la diversité des arts, dans celle des pensées, celle des désirs, des affects, etc. 

Ce que « démocratie » veut dire ici, c’est l’admission-sans assomption- de toutes ces diversités à une « communauté » qui ne les unifie pas mais déploie au contraire leur multiplicité et avec elle l’infini dont elles constituent les formes innombrables et inachevables. »