Maryse MARTIN
Contre la nuit

Mercredi 7 avril 2010

 

Conférence des mercredis du Cercle Freudien le 7 avril 2010

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Contre la nuit

Maryse Martin

« Le loriot entra dans la capitale de l’aube.

L’épée de son chant ferma le lit triste.

Tout à jamais prit fin. »

René Char.

 

Freud écrit à Ferenczi, le 4 février 1920, « Ne vous faites pas de

soucis pour moi. A un peu de fatigue près, je suis le même. La survenue de la mort, si douloureuse soit-elle, ne vient pas chez moi bouleverser mon attitude envers la vie. Des années durant j’étais préparé à la perte de mes fils, et voilà que vient celle de ma fille. Comme je suis profondément incroyant, je ne peux incriminer personne et je sais qu’il n’existe aucun lieu où l’on puisse déposer une plainte. « L’heure du devoir éternellement la même » et «  la douce habitude de l’être » feront le reste, pour que tout puisse continuer comme avant. Tout au fond, je subodore le sentiment d’une atteinte narcissique profonde et insurmontable. Ma femme et Annerl sont gravement ébranlées, dans un sens plus humain (1)».

Freud, dans ces mots bouleversants écrits quelques jours après la mort de Sophie, va en passer par ceux de Schiller et Goethe pour dire sa capacité à continuer à vivre quand la mort d’un enfant n’est pas un fantasme.

 

C’est à partir de l’écoute de mères ayant perdu un enfant que je souhaiterai soutenir mon propos et interroger ma place de psychanalyste, soit me proposer comme ce lieu où une plainte pourrait être accueillie… Là, où le réel confronte au non-sens, dans un impossible sens et son effet de trou. Qu’exige alors cette position devant la mort réelle ?

De ce que ces femmes ont pu m’apprendre, mon travail se situera entre la tension de leurs dires d’analysantes :

-« Au fond, j’écris toujours le même livre»,

-« Je ne l’ai pas vue »

En contre point, je tenterai une lecture des écrits de Philippe Forest, là où il interroge la disparition et l’absence pour atteindre, en chacun, cette zone intime qui renvoie à ses propres expériences de perte. Ces analysantes, ainsi que cet auteur,  vont explorer ce silence où tout bascule et cette notion de « l’expérience », au sens de Bataille, soit « voir en face ce qui arrive, ce qui est ».

Là, où s’impose comme empreinte, l’image du silence… Sans Lui ou sans Elle… L’enfant tôt disparu.

 

Entre espace de la cure, soit entre ce qui ne pourrait se dire jusqu’à ce que cela puisse s’inscrire, et écriture, comme espace, de ce qui ne pourrait se dire mais prenne forme jusqu’à s’adresser à d’autres, y aurait-il un même mouvement ?

Celui de la reprise à la variation, là où émerge de l’inédit, comme mouvement, passant entre « cela  a été » : une réalité vécue, et « cela a eu lieu », comme inscription, je souhaiterai interroger ces temps quand l’inguérissable ou l’irrémédiable ne conduisent pas au silence, mais exigent d’être pensés sans répit, jusqu’à cet espace où du « sujet », celui qui est l’objet de notre recherche, viendrait s’inscrire.

 

 Entre reprise et variation 

Dans « Le désir et son interprétation », Lacan compare le mouvement d’une analyse au lent dévoilement de la vérité comme dans une tragédie.

La notion de reprise renvoie à Kierkegaard et son texte de 1843 sur la répétition, là où il préfère rester dans le souvenir de la rencontre, dans son émoi en élaborant une éthique de la répétition, comme ce qui pourrait le détacher de la futilité des événements de la vie.

Si répéter, dans son étymologie est aussi chercher à atteindre de nouveau, le terme de reprise situe, comme le signale Geneviève Morel, ce « work in progress » où reprise se distingue d’une répétition du même, à partir de ses variantes, comme autant de transformations successives, jusqu’au sinthome. « L’invention (ou le sujet), écrit-elle, se fait en développant des alternatives de position, des variations à partir de copies et de répliques de fragments de maîtres

antiques…(2 )». Cette notation clinique me paraît précieuse pour évider ce qui du mortifère, ce déjà-là, qui tend à revenir, et entendre la reprise, avec toutes ses variations comme quête active.

Car comme l’écrit P F : « Peut-on sortir du «  noir » sans jamais devoir y

revenir » ?

L’expérience d’un revenir (3), « revenir vers le noir »  et n’en sortir qu’afin d’y retourner et n’y retourner afin que d’en sortir provisoirement.

Là où aucun mot n’effaçant le Réel, dans ce qui ne cesse pas de s’écrire, pourrait surgir et se tracer du « Cependant » ou « Et pourtant ».

«  Et pourtant », ce dernier ver d’un haïku du poète Issa, comme lieu d’une aporie. « Et pourtant », plutôt que rien, va nous permettre de nous interroger sur le savoir-faire de l’auteur et son art de la reprise. Un savoir-faire qui nous renverrait, là où l’expérience en passe par d’autres pour se dire, au plus intime.

 

De la lecture de Lacan, pour ma génération d’analyste qui n’a pas assisté aux séminaires, nous sommes témoins de Lacan lisant, lisant notamment Duras, une femme de son temps, dont les textes amplifient une même tendance à la répétition. Là où l’écrit n’a de sens que lorsqu’il va vers l’obscurité et l’inconnu. Par ce qui est le plus obscur et inconnu…encore. Jusqu’ à « arriver à l’os, au plus pauvre de la phrase ». Viser le réel au travers dit-elle «  d’une écriture sans grammaire ». Ecrire et réécrire l’intime.

En quoi cette position de Lacan lisant oriente-t-elle notre écoute ? Au cœur de l’expérience du transfert, la plus intime qui soit, en quoi la rencontre d’un auteur fait-elle enseignement pour nous dans la conduite de nos cures, la nôtre et celle que nous dirigeons ?

Et cette position de Lacan, lisant ce qui était de son temps, nous permet-elle d’interroger un auteur actuel ?

Autant de questions qui viendront tenter de vous dire pourquoi et en quoi Philippe Forest, romancier et théoricien de la littérature, accompagne, à son insu, avec d’autres, mon travail.

 

De ce qui nous anime 

Outre la différence des sexes, la différence entre les morts et les vivants anime notre recherche d’humain, dans un face à face avec la perte. L’intime trouverait-il son origine autour du manque et de la perte, de l’inconsolable

perte ?

Sans lui ou sans elle, cela porte un nom : être orphelin. Mais sans lui ou sans elle, lorsqu’on est père ou mère de cet absent-là, il n’y a pas de nom pour dire le parent endeuillé. Dans aucune langue, aucun substantif ne vient nommer le parent. Sauf peut-être les « Folles de Mai », seul vocable que les mères argentines aient pu trouver pour se dire et se rassembler en lieu et une place où elles viennent témoigner de leur douleur, la douleur d’avoir porté un enfant qui a été tué.

 

Dire une vérité dans et pour laquelle aucun langage n’a jamais été pensé… De là où il n’y a aucun mot entre une réalité vécue et « cela a eu lieu », y aurait-il un temps et un mouvement d’élaboration de la pensée qui permettrait de faire alliance entre la lettre et la perte ? Ecrire ce qui n’est pas fait de mots ? Se déployer dans l’espace de la perte et à partir de cet effondrement ? Maintenir une adresse possible ?

 

Dans Ostinato (4), Louis – René Des Forêts écrit cette toute petite phrase en italique « Voyez ici, dans le coin tout en bas de la toile vierge, les vestiges d’un naufrage ». Il l’écrit en bas de page comme pour insister sur l’étendue de ce qui s’est évanoui.

Ecouter le silence qui a été à l’œuvre devant l’insupportable entorse à la loi des générations là où « La vie soudain horriblement / N’est plus à la mesure du temps. » comme l’écrit Eluard.

Un temps qui ne passe pas, un présent qui ne peut plus s’inscrire dans la légèreté du temps qui s’écoule, mais dans la fixité d’un jour.

C’est plus précisément sur la fixité d’un jour que je souhaiterai soutenir mon propos. Le jour où « privés d’un avenir possible » comme le dit Jabès, s’effondre l’adresse, la vacance de la destination laissant la lettre en souffrance.

Un livre, un seul manque, une absence qui exerce son vertige et son insistance. « La goutte de néant qui manque à la mer » comme l’écrivait Mallarmé.

 

Ce qui pousse à écrire

 

Qu’est-ce qui pousse à écrire ? De cette énigme à « écrire au fond » toujours le même livre ?

«  Pouvoir enfin danser sur mes deuils » écrit Pierre Michon. « Que mon désastre intime se résolve en promesse, mon incapacité en compétence, ma mélancolie en exultation, bref, toute chose en son contraire ».

Pouvoir enfin danser sur les deuils, lier le désir et le deuil, est-ce que ce ne serait pas ce à quoi nous convoque celui qui écrit dans son geste ?

Car l’écriture a à voir à quelque chose du geste, du geste de la main.

A quelque chose de l’ordre de la mise à mort de l’expérience vécue, à travers un geste.

En ce point où l’écrivant convoquerait le lisant.

A la condition que l’écrivant n’écrive ni du vain, ni du vent et que le lecteur ne soit un gisant.

Là ou l’écriture nous réveille et nous éveille, c’est en ce point de recherche quant à l’indicible.

A mon sens ce qui vaut pour la littérature vaut pour l’écriture de la psychanalyse là où elle éveille notre désir d’analyser et le maintient.

Michon  nous dit au mieux : « Ecrire … ce moment où le discours est dans une efficacité. Parce que l’émissaire dit bien ce qu’il va faire, déclarer la guerre par exemple, et en même temps, c’est une formule qui appelle les dieux à cette affaire ». Michon nous dit à sa manière là où il nous faut être : sur le pied de guerre.

Là où nous sommes attendus dans notre acte. Sur le pied de guerre   de ce qui se dit, dans ce qui s’interprète.

 

Tout en interrogeant ce « pousse-à-écrire », je tenterai de cerner mon propos autour de l’écriture de la mort d’un enfant. Ma lecture de ces textes se fondra de mon expérience de rencontre avec des femmes ayant perdu un enfant. De ces rencontres, je n’en donnerai que quelques mots, comme autant de textes en voie de s’écrire, et ne cessant de ne pas s’écrire.

 

Pour aller au-delà, je vous proposerai un détour avec un auteur qui ne cesse d’écrire sur ce qui ne peut s’écrire : le dernier mot. Philippe  Forest dit, au mieux, à la manière de James Barrie que tous les enfants grandissent… sauf un.

Loin de toute perspective d’analyser ce que l’auteur aurait bien voulu dire, au-delà de ce qu’il a écrit, c’est de sa place de sujet supposé savoir que j’interrogerai son écriture. Là où pour moi elle a eu effet, à savoir comment son écriture s’est organisée autour d’un point de vide.

Et alors que je souhaitais aborder la question du deuil d’un enfant, Forest publie un roman «  Sarinagara » (5).

La lecture de cet ouvrage a stoppé toute écriture autour de cette question. Votre invitation me permet aujourd’hui de relancer mon travail et d’interroger mes inhibitions d’alors.

 

 

 

De la mort d’un enfant

Dans « Le monde » du 23 Mai 2008, Hélène Cixous a lors des rencontres à la Villa Gillet écrit «  Nous sommes tués. Il ne faut pas le dire ». « Un jour, écrit-elle, j’ai perdu un fils de manière perdissime ». Elle témoigne de ce qui la hante, de ce qui ne cesse de ne pas s’écrire. Jusqu’à n’en plus pouvoir de ce secret. «  De ce livre que je n’écris pas ». Et elle ajoute « Tu n’écriras pas » autre forme du «  Tu ne tueras point ».

 

Une des premières analysantes, celle qui m’a mise au travail, si je puis dire ainsi le point qu’elle touchait en moi, se tapait la tête contre les murs du dispensaire où je la recevais alors, en me disant « J’ai accouché de la mort ». Elle avait porté en elle pendant sept jours un enfant dont elle savait qu’il était mort…Seule…Attendant seule ce qui viendrait… Comment dire ? Comment trouver des mots justes si ce n’est en m’appuyant sur une expérience personnelle de vide ? Là où son discours me «  prenait aux tripes ». Je n’ai pas trouvé de formulation plus élégante pour dire mon impossible « neutralité ». C’est de ce lieu que j’ai entendu sa parole avant d’en entendre ce qui était à venir, ce qui peut-être s’écrirait.

Comment nommer la violence d’un corps médical qui avait attendu que le travail se déclenche…naturellement … ? Et soutenir avec quelques mots, ce qui, dans cette expérience, avait  été de l’ordre de l’insoutenable : porter l’enfant attendu  et le porter en elle mort.

Mais comme le réel est en dessous de ce qui est imaginable, cette jeune femme, qui malgré ce ravage, n’avait pas perdu quelque sens de l’humour, évoquera le film « Sept morts sur ordonnance »… Manière à elle de dire qu’il faut de la fiction pour faire récit et écriture.

Sans relater le travail que nous avons pu accomplir quant à ces sept jours et leur horreur, ainsi que ces sept morts, je pointerai une chose : une photo. Celle de la trace manquante. La photo de l’enfant mort prise par sa mère. La seule à avoir vu. Or la photo, comme vous pouvez le supposer, était trouble…

Ne jamais avoir vu son enfant… N’avoir jamais vu la ressemblance avec elle… Cet enfant, elle ne pouvait le nommer. Fille ou garçon ?  Est-ce qu’elle n’avait pas eue la possibilité de le voir ? Où n’avait-elle pas été en mesure de soutenir cet acte ? La question restera dans l’indécidable. Mais restera le fait qu’une autre, sa mère, ait vu.

Ce point serait l’objet d’une autre lecture du ravage, entre mère et fille.

Notre travail rendra présent l’absence de la mère. L’histoire de cette femme était effectivement écrite sous le signe de l’absence. L’absence de la mère l’accompagnait entre présence jamais au bon moment et absence toujours là.

Il nous faudra beaucoup de temps pour que Anne, une fille, soit enfin nommée. Qu’elle prenne vie dans notre rencontre. Quelle fût ainsi nommée et s’inscrive dans un livret de famille, ne donna pas pour autant lieu à la constitution d’un album de famille.

Restaient l’inscription d’une vie et d’une date condensées en un seul jour.  Soit une condensation du temps qui ne laisse place à aucune recomposition du présent et aucune nuance temporelle subtile. Là où l’écart entre la vie en train de se donner et l’annonce de la mort n’a pu être inscrit. Deux dates sans images.

Ecrire Anne sur une tombe, cette autre forme d’un livret de famille, tel fût un point de notre travail. Ecrire Anne pour qu’elle-même l’inscrive et que cela puisse être lu par d’autres, les frères d’Anne.

 

Cette question du regard porté sur l’enfant mort in-utéro, je la retrouverai avec d’autres patientes.

« Avoir vu cet être verdâtre » qu’elle ne peut nommer comme son fils, une autre de mes patientes en sera hantée. Comment pourra-t-elle accueillir un nouveau-né sans cette image de l’autre, du frère ?

 

Cette autre analysante  avait refusé de voir l’enfant multi-handicapé dont elle avait accouché et qui immédiatement fût placé aux bons soins de ses propres parents, un enfant mort à 15 ans, dont elle n’avait jamais parlé à ses autres enfants…Cette femme venait me dire in- extémis, car elle se mourrait d’un cancer, ce qu’elle n’avait pu soutenir, le drame tu de sa vie.

 

Ou cette autre, une vielle dame qui, alors que son fils se mourait, entrât dans mon bureau en se tenant le ventre… Elle avait des contractions… Tout son corps n’était plus qu’une plaie ouverte et son être dévasté. Ne pas avoir à vivre cela, plutôt n’être pas née que d’être confrontée à cette douleur. Freud avait bien perçu cela : ne pas faire çà à une mère.

 

Et combien d’autres viennent nous dire que ni le soleil, ni la mort ne se regardent en face, comme l’incicratisable de cette blessure ouverte dans leur « être-mère ».

N’avoir jamais vu.

N’avoir jamais entendu ce cri attendu, ou plus encore avoir entendu le silence.

Avoir senti un ventre vide. Vide de tout projet.

Et « un commencement sans fin » pour reprendre les mots d’Hélène Cixsous.

 

Marguerite Duras, dans Outside (6), nous en dit quelque chose, de ce n’avoir jamais vu, de cette perte : « L’enfant était sorti, nous n’étions plus ensemble. Il était mort d’une mort séparée. Il y avait une heure, un jour, huit jours ; mort à part, mort à une vie que nous nous avions vécue neuf mois ensemble et qu’il venait de quitter séparément. Mon ventre était retombé lourdement sur lui-même, un chiffon usé, une loque, un drap mortuaire, une dalle, une porte, un néant que ce ventre. Il avait porté cet enfant, pourtant, et c’était dans la chaleur glaireuse et veloutée de sa chair que ce fruit marin avait poussé. Le jour l’avait tué. Il avait été frappé à mort par sa solitude dans l’espace. Les gens disaient : «

Ce n’était pas si terrible, à la naissance il vaut mieux ça ».

Etait-ce terrible ? Je le crois. Précisément, ça : cette coïncidence entre sa venue au monde et sa mort. Rien, il ne me restait rien. Ce vide était terrible. Je n’avais pas eu d’enfant même pendant une heure.

Obligée de tout imaginer… »

 

Que ces patientes, confrontées à la mort d’un enfant, exigent-elles de notre acte ?

Que nous nous déplacions. Pierre Michon, dans un article du Matricule des anges, nous rappelle que Glenn Gould disait que pour jouer du piano, il ne faut pas s’asseoir devant mais à côté. S’approcher par des traverses, des biais. Déplacer son tabouret.

Soit savoir au sens de l’artisan, se déplacer à partir de ces deuils sur lesquels nous sommes  assis et qui nous ont fondés, cette inscription de la trace de l’inouï, ces traces de l’invisible, d’un réel antérieur.

 

Là où l’avenir commun est perdu… de l’écriture de Philippe Forest

 

Au-delà de ces quelques leçons de ténèbres évoquées par des femmes, et là où Philippe Forest, un homme, me convie, c’est en ce point où son écriture, là où il écrirait toujours le même livre, avec des variations, au sens musical, relève du même récit. Dans une relation de fidélité à l’expérience. Soit, de là où la représentation défaille et exige de revenir encore et encore sur l’impossible. Ainsi ne recule-t-il pas devant la répétition même s’il y préfère le terme de « reprise » – en tant que préfiguration de ce qui va advenir – peut-être. Contrairement à Wittgenstein «  ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire », PF soutient « ce qu’on ne peut pas dire, il faut le répéter ». Dire la douleur d’un père et l’éternisation du souvenir. Et l’inconsolable amour de la mère.

 

En quoi son écriture peut-elle nous interroger ici ?

Dans une trilogie : L’enfant éternel (7), Toute la nuit (8) et Sarinagara (9), il va tenter de cerner l’impossible du réel de la mort de sa fille et l’absurdité de la survie après un tel événement. Soit trois moments logiques du temps qu’il faut entre l’indestructible espoir, la certitude du jamais plus et cependant… et pourtant… comme nouvelle orientation vers le désir, possible.

 

Avec « L’enfant éternel », dans un au-delà des mots convenus « dans la petite famille », comme il la décrit, le vocabulaire va s’enrichir et l’écriture insister sur la rencontre de la polysémie du mot « tumeur », puis de ces termes jusque là inemployés « alopécie, aplasie… », ces mots en  « a », jusqu’à cet euphémisme « geste non conservateur » pour amputation. Pauline, elle va inventer le mot « entement » lorsqu’elle utilise le subjonctif. Voulait-il dire à la fois heureusement et autrement ?

 

« Toute la nuit », second roman de la trilogie, va revenir sur les pas du précédent roman avec ces mots d’une langue morte : funérarium, colombarium… et les photos où la petite fille n’avait «  pas encore sombré dans l’horizontalité sans appel des gisants ».

 

Avec « Sarinagara », PF va rencontrer ce poème d’Issa :

« Monde de rosée – c’est un monde de rosée – et pourtant pourtant ».

Ou dans une traduction moins fidèle :

«  Je savais ce monde – éphémère comme rosée – et pourtant pourtant ».

Dans le prologue, PF nous dit que le roman qui suit, ce qu’il dit de la vie tient dans le redoublement du dernier mot : « cependant ».

 

Dans une réflexion en marche qui sollicite le lecteur dans un au-delà autobiographique, confronté au réel, il s’agit de dire quelque chose de l’inexprimable, dans une écriture qui va circuler entre roman, théorie du roman et ouverture vers des cultures différentes.

De l’aveu d’être né romancier avec la mort de sa fille, ses romans comme ses essais, notamment « Allaphbed » (10) en référence à Joyce s’accrochent à une éthique du dire dans une continuité entre travail critique et roman. Dans un entrecroisement, essais et romans tracent et tressent un chemin où PF définit l’outil que se donne l’écrivain pour penser ce qui anime chaque sujet, au delà de la différence des sexes, la différence entre les morts et les vivants. Ainsi une même injonction traverse son travail (11): répondre à l’appel du réel et répondre du réel. Ce qui arrive demande à être dit, la langue du roman étant pour lui « la seule à rester fidèle au vertige qui s’ouvre dans le tissu du sens, dans le réseau des apparences afin d’y laisser apercevoir le scintillement d’une révélation pour rien ».

Se référant à Lacan et à Bataille, il précise « l’indéfinissable n’est pas ce qui conduit au silence, ce qui condamne à l’aphasie, mais bien ce qui oblige au travail incessant, infatigable de la pensée : ne pas se résoudre au sens (tel que le construit la philosophie), ne pas se résoudre davantage au non-sens(tel que l’exalte la poésie), mais conduire le sens jusqu’au revers, jusqu’au rebond du non-sens, en ce lieu limite et frontière qu’il faut nommer le « réel » c’est-à-dire « l’impossible ». Soit une littérature qui laisse place au négatif au-delà du sens.

Pour PF « le récit n’est pas représentation du « réel » mais trace avec des mots les frontières d’un emplacement où celui-ci vient se loger. Rien ne peut être dit de « cela » mais pour que « cela » soit dit, la contribution active du langage est nécessaire. « Cela » constitue l’espace où tout « reste » vient prendre place. C’est ce  «  « cela » que montre le roman. Là où quelque chose survient.  Reste alors le « réel » comme surgissant et impropre à tout commentaire – on peut le nommer « épiphanie ». Epiphanie comme ce moment, délicat et fugitif, comme dans le haïku et la photographie, où se manifeste une certaine figure de la vérité et qui « réalise l’impossible retrouvaille de la Chose » comme la définit Catherine Millot.

 

Témoigner pourrait être aussi le maître-mot de ce travail de PF.

Ecrire est-il encore possible devant « le spectacle inacceptable d’une expérience face à laquelle la raison se rend ». Se taire nous dit PF serait « consentir à ce qui avait eu lieu. Il fallait produire une parole qui soit dans la fidélité de

l’événement ».

Lors d’une rencontre à l’Université de Savoie en octobre 2005, il précise, se référant à Mallarmé, l’absence et combien cette absence exerce son vertige. « Le livre qu’on écrit est toujours le même, il est celui, le seul, le dernier qui manque à la bibliothèque ».

Ecrire pour ne pas se laisser perdre la vérité que peut-être il recèle et vous adressera. Une vérité à laquelle le livre donnera sa forme. Une nouvelle forme.

Ecrire pour savoir la suite, le désir de découvrir ce qui va venir. Mais une fois écrit le livre prend sa place et se livre à l’oubli, laissant place à la présence d’une parole nouvelle qui tente de répondre à l’appel inouï du réel. Le réel en tant qu’impossible, soit cette part de désir et de deuil qui constitue le fond de l’expérience humaine.

L’insistance du négatif oblige ainsi à la reprise de l’écriture pour dire son irréductibilité, peut-être son irréconciliable. Quand bien même l’histoire serait finie quelque chose du démenti irréductible, de l’absurde revient.

PF va préciser ce qu’en littérature une expérience de l’ordre de l’indicible suppose. Ecrire nous dit-il « c’est se mettre dans une position de perte – comme perdre pied ». « Une écriture du côté de cette capacité à tomber ».

Serait-ce y aller du côté du reste ? Ce qui reste de l’histoire déjà écrite et qui ne peut se réduire. Ce qui resterait du roman, sans fiction.

 

Dans « Tous les enfants sauf un » (12), soit dix ans après « L’enfant éternel », l’écriture est nue. Si l’hôpital est un lieu d’accueil et de recueil de la souffrance, il est aussi le lieu d’une contradiction majeure entre ce qu’il promet ou permet d’espérer et ce qu’il ne peut tenir : s’opposer à la mort. L’écriture dit ici le sort fait aux malades, puis au mort.

La déshumanisation. Le reste. Pas tant à l’hôpital que dans le corps social.

Ecrire ce qui reste, au-delà de la fiction, serait-ce cette capacité à accepter le vertige, comme dans le rêve ? Pour PF, l’écriture ne doit pas venir entraver cet abandon, mais persister du côté de l’impossible et ne pas s’imaginer qu’il soit possible d’en être quitte.

 

 

Une écriture engagée

Son écriture fait écho à une réflexion de Vladimir Jankélévitch « L’inconcevable de la mort échappe à nos concepts ».

De la douleur d’un père et malgré le recours à l’écriture, l’horreur de la vie reste intacte ainsi que le sentiment extrême de solitude et la vanité de toute rhétorique consolatrice. L’écriture ne réparerait rien du désastre de continuer à vivre, au sens où il y a toujours de l’inacceptable dans l’expérience de la mort quelque soit le lieu et l’époque dans laquelle un être y est confronté. Quelque soit l’âge de celui qui meurt. La mort n’a pas de sens : elle arrive. Elle a eu lieu. Soit une réalité vécue.

PF s’élève contre toute tentative de consolation et insiste sur les effets ravageurs du comprendre. Pas comprendre, mais « acquiescer au refus de réconfort que réclame le sujet en deuil » écrit-il. Convoquant Kierkegaard et son seul conseil « Désespère ! » comme seule voie  pour permettre au sujet de s’affirmer et traverser cette expérience de désespoir et ne pas lui interdire ce moment de chagrin.

Ainsi s’élève t-il contre le « faire son deuil » dont notre société fait un impératif, un savoir rebondir, une obligation sociale. Il vise la question du deuil comme travail, là où l’endeuillé trouverait un substitut à l’objet de désir. Il dénonce cette mécanique de balancier en insistant sur cette part qui demeure solidement attachée aux disparus. Une part qui ne peut se détacher. Les « travaux forcés » de faire son deuil exigent qu’à la hâte toute souffrance soit évacuée. Que l’endeuillé n’y demeure pas trop longtemps. Ainsi « faire le deuil », dans son sens actuel, apparaît-il comme l’injonction à interdire le chagrin.

 

S’appuyant sur le travail de Jean Allouch (13) du deuil comme sacrifice, il nous invite à considérer ce trou et le vide laissé, là où rien ne viendra remplacer celui qui a disparu. Aucune substitution d’objet ne peut s’effectuer, pas plus qu’une compensation. Le deuil est donc « une perte sèche », « l’objet étant fondamentalement, essentiellement perdu ». Et « c’est seulement à la condition d’accepter cette évidence que, consentant au sacrifice partiel de soi-même, on conserve vive la vérité d’avoir aimé ».

 

Face à ce qui a été, il y a l’espace d’un reste : celui d’un irrémédiable et la possibilité d’une parole qui prenne en compte l’impossibilité même de toute parole de consolation, voire d’acceptation ou de guérison. C’est à partir de cette impossibilité de toute parole rédemptrice que PF soutient une écriture qui se veut aussi témoignage. En récusant une mythologie du salut à partir de la conversion de la souffrance en beauté, il propose une parole irréconciliée devant cette expérience qui lui a été imposée. Quant à une écriture qui aurait une visée cathartique, finalité qu’il récuse, il me semble plutôt soutenir quelque chose du côté de la transmission et une « sorte d’accommodement ému et amusé avec l’impossible, un encouragement ironique à persévérer encore un peu parmi les mots » comme il l’écrit dans ce très beau texte « Le roman entre irrémédiable et irrémissible ». (14)

 

Avec Sarinagara (15)

Ce roman, dans la fidélité de l’événement et dans la reprise d’un sans mot quant à la mort de sa fille, à travers une méditation, PF va se déplacer dans le temps et dans l’espace pour y convoquer ceux qui ont eu à faire avec un drame personnel proche du sien : celui de «   se voir au milieu de l’informe ».  Avec ceux qui ont eu à vivre cette expérience funèbre, cette perte ravageante. Et ceux qui ont eu à faire avec l’Histoire, des témoins, au sens de Beckett. « Dire qu’il y a des vivants dans ce siècle ».

« Possible et impossible, survivre a eu lieu. Telle est l’épreuve et l’énigme ». Devant la mort d’un enfant, il n’y a rien à dire, rien de possible… et pourtant. Son ouvrage va traiter de cette aporie. Quand il n’y a rien à dire, là où ça commence : passer dans le camp des mots.

Après la mort de Sophie, Freud (16) écrivait en février 1920 à Ferenczi, « la séance continue ».

Quand à Lacan (17), après la mort de Caroline, le 30 Mai 1973, il répond à une lettre de condoléances de Paul Flamand « Oui, cher, ç’était ma fille aînée et je suis en deuil profond, profond », l’année du séminaire « Encore » et entre l’intérêt pour la langue chinoise et l’orientation sur la voie des mathèmes et des nœuds.

 

Avec « Sarinagara (18) », « trois fois une seule histoire, bien sûr, et toujours la même ».

Trois portraits seront ainsi tracés comme autant de rencontres sur le chemin de la douleur :

– Kobayashi Issa, maître dans la composition du haïku

– Natsume Sôseki, l’inventeur du roman japonais moderne

– Yamahata Yosuke, le premier photographe dépêché à Nagasaki.

Trois villes où PF va séjourner comme autant de « stations » qui vont scander son cheminement intérieur.

Trois rencontres, trois villes dans un voyage qui ne s’effectuera  plus qu’à deux…

Ainsi là où l’expérience se heurte au langage… en passer par d’autres, pour accéder à soi. Par la médiation d’autres là où le « sujet » ne pourrait s’appréhender que par fragments. L’écriture évoque ce qu’écrit  Doubrosky « je ne peux pas penser mes plaies tout seul ». Les penser et les panser.

 

Comment lire  « Sarinagra » sans lire « La beauté du contresens (19) », soit ses essais précédents  sur la littérature japonaise et  sa rencontre avec notamment Kenzaburo Oé (20) et l’ensemble des essais qu’il a consacré à sa recherche sur cette littérature et ce qu’il a appelé « le roman du je » ? Soit comment lire sans ce qui précède.

 

PF,  qui ne livre rien de son histoire,  nous donne seulement quelques indices, là où son roman commence par l’évocation d’un rêve répétitif.

Deux de ces romans : « Toute la nuit » et « Sarinagara » commencent par des évocations de rêve, des rêves qui ont à voir avec Alice et la poursuite du lapin blanc tombant dans le terrier dans une chute presque interminable qui l’emmène dans un monde aux antipodes du sien.

 

Dans « Toute la nuit », PF insiste sur « personne » présentifiant ainsi l’absence en se souvenant de cette voix qu’il n’entendra plus, de ce petit corps qui ne viendra plus se nicher dans le lit des parents… Il évoque alors « l’encre véritable de l’obscurité » et le rêve de la première nuit. « Des chauves-souris s’étaient détachées du plafond, elles semblaient sortir de l’épaisseur froide des murs…Alice se réfugiait dans mes bras et nous attendions le moment inévitable… Moment absurde où j’étais celui que les chauves-souris effrayaient. Je  me redressais en me rappelant que Pauline était certainement en train de nous appeler… qu’elle avait peur également…et qu’il fallait que j’aille la chercher. Je réalisai l’absurdité cruelle de ce rêve car plus rien désormais ne pouvait la menacer…j’étais misérablement impuissant à lui porter secours… ».

 

 

Dans «Sarinagara», cette forme romancée, il se souvient  de ce qui revenait chaque soir. Il avait alors 4/5 ans. La nuit venue, tout recommençait. « Je prenais  la rue conduisant à l’école ou bien jusqu’au jardin. Tout était désert. Un grand calme merveilleux s’était posé sur le monde. Dans la lumière d’un jour finissant, je marchais très longtemps mais sans fatigue. Je jouissais de mon extrême légèreté et de la facilité avec laquelle je passais parmi les choses. Je traversais la ville : les façades grises des immeubles donnaient l’impression de se perdre dans le ciel, de grands escaliers tournaient dans le vide comme accrochés aux mirages de splendides palais. A l’infini se dessinaient des canaux couleurs d’acier alimentés silencieusement par des bassins, des fontaines et sur la profondeur desquels se jetaient des ponts aux arches gigantesques.

Le soleil brillait encore mais sans faire d’ombre ou de chaleur. Je faisais attention à ne pas sortir des limites de mon quartier qui avait étrangement gagné en étendue au point de contenir dans sa nouvelle immensité tout l’espace impensable du monde. Il n’y avait personne. Je ne reconnais rien autour de moi. J’avançais toujours plus profond au sein d’une féerie silencieuse et sans fin. Toutes les perspectives nouvelles que je découvrais faisaient grandir ma perplexité. J’étais incapable d’indiquer la direction de ma maison. Je comprenais que j’étais parvenu au bord même du monde et qu’au-delà, il n’y avait rien. Jamais plus je ne retrouverais le chemin du retour ».

Et d’ajouter que son rêve était trempé d’une « certaine sorte de jaune ». Quelque fois le rêve prenait une forme différente mais le scénario restait le même « l’enfant restait immobile devant la porte ouverte comprenant que dans le monde où il avait autrefois vécu, plus aucune place n’existait dorénavant pour lui, qu’il était devenu semblable à un minuscule et pathétique fantôme errant dans le néant coloré d’une vie dont il avait été exclu pour toujours…dans le jaune sans substance du soir.

 

Comment l’auteur, à partir d’un rêve d’enfant, va-t-il être conduit à chercher dans la jachère d’un souvenir non refoulé les quelques autres qui lui permettront de mettre à l’œuvre une écriture de son propre désarroi ? Ce désarroi, nous pouvons l’entendre au sens du vieux français : là où il a été désarroyé. Etre désarroyé, la traduction actuelle qui me semblerait la plus proche serait

peut-être : « être désarrimé » soit quelque chose du pas sans lien. Etre désarrimé suppose que du lien reste à conquérir, à attraper, avec toute l’énergie que peut déployer celui qui est à la dérive et voit au loin un point auquel se raccrocher, se réamarrer pour poursuivre la métaphore du navigateur. Elle dit ce qu’il en est encore du possible  du naviguer d’un lieu à l’autre pour reprendre pied à terre.

Ce rêve d’enfant le conduira à la rencontre de ces autres, qui en un lieu étrangement familier, aux antipodes, dit là où s’abrite la mémoire du désir.

Ecrire pour se conduire loin de soi… aux confins de cette inquiétante étrangeté… sauf que, du plus loin de soi, notre expérience clinique nous laisse entendre à un revenir au plus loin en soi. Soit « Lost in translation » … pour reprendre le titre d’un film de Sofia Coppola.

Trouver en un autre une figure qui permette de se voir, un interlocuteur supposé en savoir de cette expérience qui rendra partageable cette solitude de l’épreuve d’être sans recours.

Aller à la rencontre d’un autre qui aurait fait œuvre pour trouver, retrouver quelque chose qui aurait la forme , non pas exclusivement d’un « je » mais d’un « nous ».

Ainsi convoquera – t – il un poète et un écrivain faisant œuvre d’une écriture de soi, une écriture intime du deuil d’un enfant ?

 

Issa est un maître du XIXième siècle qui dit à travers sa poésie le perpétuel désastre du temps et son recommencement. Pourquoi PF le convoque-t-il ? « A 5 ans, Issa sait tout du monde, de sa méchanceté et de son inépuisable beauté. Vivre va lui servir à vérifier ce savoir ». A 5 ans, l’âge du rêve, cela me fait penser à Lacan et sa boutade lorsqu’il évoque d’où lui vient son savoir « parce que j’ai 5ans ». L’histoire d’Issa est celle d’un enfant délaissé, mais un enfant qui peut mettre en poème son propre désarroi : «  Viens –  joue avec moi – toi moineau sans ta maman – nous sommes tout seul ». Une vie faite de deuils dont il ne cessera de dire l’émerveillement d’être en vie. De la mort de son enfant, il évoquera les pleurs de son épouse et son impuissance devant les liens de l’amour.

 

Soséki dira aussi sa stupéfaction devant sa compagne s’enfonçant dans un immense chagrin.

 

D’un arrêt sur image

Là où je voudrais plus particulièrement m’arrêter, c’est sur la rencontre avec Yamahata Yosuké, ce photographe témoin de «  ces expériences auxquelles sans doute rien ne prépare ».

Ici il y a, à mon sens, dans la lecture que je fais de PF, non seulement point  de rupture dans l’écriture, mais point de convocation du sans mot, d’un au-delà des mots. Ici va s’« instantaniser » si je puis me permettre ce terme, une écriture de l’Histoire, là où l’écriture du photographe procède de ce qui a eu lieu et a été touché.

Là où l’écriture photographique se fait témoin de ce qui ne saurait se dire, elle se fait témoin garant de ce qui a eu lieu. Mais est-elle pour autant représentation de ce dont il a été témoin ? A savoir est-il sujet de ce qu’il a écrit à travers cet objectif qui a imprimée l’image comme permanente, une fois révélée ? Une image pas pour autant représentable pour lui-même en tant que sujet de cet acte.

Racontée par Philippe Forest, l’histoire vécue par Yamahata Yosuké a quelque chose de fascinant. Dans ce paysage « qui ne ressemblait à rien qu’il ait connu », ce jeune homme de 28 ans, nommé là par le hasard des nominations dans l’armée, s’est avancé en ce point où «  sur cette cendre-là, aucune lettre n’avait laissé sa forme ». Trace des morts, mais aussi traces des vivants ou allant-devenant survivants. Image des morts ou images des vivants survivant. Silence où agonisaient des vivants.

 

Yamahata Yosuké ou la rencontre avec un tiers, un autre qui « devait juste savoir qu’il serait en un sens le tout premier à voir ». Voir quoi ? Incapable de se le représenter. Mais dans une certitude qui « rendait étrangement dense soudain le temps de sa vie ». L’écriture nous fait ici le récit de ce temps où vient se confondre celui qui sait ce qui va advenir et ce qui est à la fois son cauchemar, attendant ce qui l’en sortira.

Dans ce paysage qui ne « ressemblait à rien qu’il ait connu », « sur cette cendre là, aucune lettre n’avait laissé sa forme », il s’est avancé.

Toutefois, là où le témoin n’a pas de mots, la langue japonaise dans son côté rebelle à toute modernité laisse place à ce temps où photographie signifie « vérité fixée ».

Cette vérité fixée aurait-elle à voir avec ce que Lacan propose lors de sa lecture de Hamlet en 1959. « Je voudrais que quelqu’un fasse un tableau… Ce serait ce que l’on verrait dans ce tableau : ce trou, d’où l’on verrait les choses

s’échapper ». Lacan se propose alors comme metteur en scène de cette scène dont «  il n’y a pas trace ». Là où le témoin n’a pas eu de mots, l’écrivain va tenter de construire, reconstruire un récit. Et la force de l’écriture résidera dans cette tension entre «  personne ne peut dire exactement » et «  je crois ». Si personne ne peut dire le noir – si personne ne peut dire exactement le chaos – la photographie, elle, viendrait fixer cet au-delà des mots, cet éprouvé d’avoir été perdu comme dans un songe.

Attendant ce qui viendrait…

Et pourtant, au delà, la photographie peint le désert, là où il n’y a plus de contraste, là où tout est rasé…

Et pourtant…Une photo montrera « la porte d’un temple qui se tient miraculeusement au milieu de nulle part ». « Mais ni dedans ni dehors – ni devant – ni derrière ».

A quoi peut bien alors penser l’auteur de cette photo ? « A rien » nous dit PF. «  Il est entré avec les autres dans le néant intouché d’une solitude sans limites ».

Toutefois, un seuil est représenté.

Mais que voit alors le témoin :

– les signes de l’insoutenable horreur de la victime

– les signes de sa propre souffrance ?

 

Et pourtant, lieu de cette aporie, avec cette porte qui se tient au milieu de nulle part, un idéogramme s’écrit. Empruntant dans son dessin la forme rituelle d’un temple, il signifie « Question ».

 

A partir de la photographie, comme vérité fixée, l’auteur va en arriver à rencontrer une écriture idéographique qui signifie question, soit  trou dans le savoir. Mais elle se représente aussi comme seuil, soit comme franchissement. Ce point précis dans l’écriture aura été sûrement à l’œuvre dans mon inhibition  et me donne lieu de vous faire partager pourquoi PF m’accompagne dans ma pratique.

 

Outre cette photo du temple, s’écrira celle d’une femme allaitant son enfant. De ce geste immémorial du sein qu’elle donne, se dit le désir de survivre.

 

Mais entre le temps du clic, la plongée dans la chambre noire, et celui de la suspension, vint le temps de la révélation. Là où le témoin voit pour la deuxième fois.

Le hasard de sa vie de reporter l’aura fait témoin, témoin de cet impossible.

Avec la photographie, en tant qu’acte, puis le temps de la révélation du chaos, puis celui de la vérité fixée, il y aura celui de la construction.

Dans le désert, avec la porte de ce temple, un seuil s’était ouvert : celui du vertige, de la chute et de la sidération. Là « Les mots se sont détachés des choses. Ils les ont laissées seules », écrit Forest.

 

Les photos prises furent interdites à toutes publications. Elles ne paraîtront que 7 ans plus tard.

 

Là où l’humanité a été, en un instant, affligée d’un cancer partagé, bruyant et foudroyant, Philippe Forest nous livre, à partir  de cette rencontre d’un homme avec l’Histoire, ce qu’il en est de celui qui  attendant ce qui viendrait est lié à jamais au regard. Et son écriture nous entraine vers un méditatif au bord du vide.

 

Et, dans un même mouvement, quelque chose va faire cadre au silence du désastre, et faire de cet homme témoin, « un témoin indigne ». Car « Devant l’impossible, ne peut-il y avoir de témoignage que défaillant, coupable, marqué par la honte d’avoir été épargné, d’avoir survécu à la souffrance dans laquelle, sous ses yeux, le monde s’est un jour englouti ».

L’écriture ouvre ici aux réflexions de Primo Lévi et d’Agamben sur la question du témoignage  et ce que Kenzaburo Oé , entre « Une affaire personnelle » (21) et « Notes sur Hiroshima » (22) interrogent. Comment survivre à un « holocauste personnel » pour reprendre les mots de Oé ? Dans les contours de l’irreprésentable.

 

 

Pour conclure

Ce passage par l’écriture de PF m’aura t-il permis de dire ce que je peux entendre de cette clinique où la mort n’est pas un fantasme ? Là où la mort d’un enfant crée un trou, un inoubliable, une fracture qui dévaste la pensée et toute projection dans un avenir. Elle confronte au moment d’impuissance qui a été à l’origine de notre propre vie… Entre identification à cet enfant que nous n’avons pu maintenir en vie, et identification à l’enfant  en nous face à cet Autre défaillant.

Même si l’écriture ne répare rien du désastre de vivre, pour reprendre la thèse de Philippe Forest, est-ce qu’elle ne permettrait pas ce travail de liaison, pour qu’une réalité vécue passe à un statut de Réel, en tant qu’impossible à changer, mais s’inscrive comme trace, certes indélébile, mais comme un « çà a eu lieu »? Dans un inactuel. « Déjà mort toujours vivant, un peu moins mort que mort » comme l’écrit Hélène Cixsous.

 


1 – Correspondance Freud/Ferenczi, 1920-1933, Calmann-Lévy, 2000, p.8.

2 – Geneviève Morel, La loi de la mère, Economica, 2008, p.208.

3 – Philippe Forest, Reprendre et revenir, in Le roman, le réel, Allaphed 3, Editions Cécile Defaut, 2007.

4 – Louis-René Des Forêts, Ostinato, Mercure de France, 1977.

5 – Philippe Forest, Sarinagara, Editions Gallimard, 2004.

6 – Marguerite Duras, Outside, 1981, Albin Michel, réed. POL,1984 .

7 – Philippe Forest, L’enfant éternel, « L’infini », Gallimard, 1997, réed « Folio ».

8 – Philippe Forest, Toute la nuit, Gallimard, 1999.

9 – Philippe Forest, Sarinagara, Gallimard, 2004.

10 – Philippe Forest, Allaphbed 1, La beauté du contresens et autres essais sur la littérature japonaise. Editions Cécile Defaut,2005.

11 – Notamment avec ses publications Allaphbed :

– De Tel Quel à l’Infini, Nouveaux essais, « Allaphbed 2 », éditions Cécile Defaut, 2006.

-Le Roman, le réel et autres essais, « Allaphbed 3 », éditions Cécile Defaut, 2007.

12 – Philippe Forest, Tous les enfants suf un, Gallimard, 2007.

13 – Jean Allouch, Lérotique du deuil au temps delà mort sèche, EPEL 1995.

14 – Philippe Forest, Le roman, le réel et autres essais, Allaphed 3, Editions Cécile Defaut, 2007.

15 – Op.cit.

16 – Sigmund Freud / Sandor Ferenczi, Correspondance 1920-1933 , Calmann-Lévy,2000, P .8.

17 – Elisabeth Roudinesco, Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, histoire d’un système  de pensée, Fayard, 1993, p.461.

18 – 0p.cit

19 – Op.cit

20 – Philippe Forest, in  La beauté du contresens, Sur les romans de Kenzaburô  Ôe, un romancier irrecevable, p .49…

21 – Kenzaburô ôé , Une affaire personnelle, trad. Claude Elsen, Stock, 1985.

22 – Kenzaburô ôé, Notes de Hiroshima, trad. Dominique Palmé, Gallimard, 1996.