Jean-Jacques BLÉVIS
La possibilité du sujet

Le 7 décembre 2009
Intervention préparatoire au colloque de Convergencia
Que peut-on attendre d’une psychanalyse ?

 

Intervention du lundi 7 décembre 2009 à Insistance, dans le cadre des soirées préparatoires du colloque de Convergencia des 13 et 14 février 2010, à Paris.

« Que peut-on attendre d’une psychanalyse ? »
Colloque initié par le Cercle Freudien, Espace Analytique et Insistance.

 

La possibilité du sujet

Jean-Jacques Blévis

     Oublierait-on que la psychanalyse ne peut se pratiquer que dans un régime démocratique et de liberté que l’histoire récente et actuelle se chargerait de nous le rappeler sans ménagements. Mais que les libertés politiques réelles conditionnent absolument la possibilité même de la pratique psychanalytique ne doit pas nous détourner d’une question qui pour être cruciale n’en est pas moins difficile à aborder. Il s’agit de la question de la liberté, non seulement en dehors de la psychanalyse, mais en son sein même, à l’intérieur de chaque cure.

 

Que peut-on attendre d’une psychanalyse?

Ma réponse à cette question s’orientera à partir d’un point de paradoxe, et d’une difficulté qui appelle discussion et peut-être controverse. Elle tournera donc autour de la question de la liberté, en tentant de l’articuler à celles de la nomination et de l’acte.

“Liberté”, voilà un signifiant exposé à toutes les inclinations métaphysiques. Pourtant toute personne qui commence une analyse espère y trouver un gain de liberté. Et pas seulement dans l’allègement des souffrances et de la jouissance qu’il tire de ses symptômes. Non, le paradoxe est plutôt que celui qui engage tant de lui-même dans une analyse et qui en paye un prix élevé, en attend de vivre une expérience subjective inédite qui est tout le contraire d’une attente, mais plutôt la conséquence d’un acte où les places d’objet et de sujet sont subverties.

Convenons qu’il existe un paradoxe à placer en position primordiale un signifiant comme celui de « liberté » alors que la fonction du sujet supposé savoir oriente plutôt vers une prééminence de l’aliénation, d’où le transfert. C’est même l’un des reproches qui est habituellement fait à la psychanalyse. Les analysants s’en font l’écho, de la manière la plus sensible qui soit, lorsqu’ils expriment leur crainte ou leur peur que l’analyse et le transfert à l’analyste ne les enferment dans  une relation de dépendance. Et, en effet, nous devons non seulement soutenir le paradoxe du transfert mais aussi en rendre compte théoriquement.  Le transfert est d’abord, en un premier temps qui peut être long, ce lien d’aliénation que nous entendons mener avec l’analysant jusqu’à sa transmutation en un autre lien porteur de plus de liberté, et ceci, autant qu’il est possible, jusqu’au bout de l’emprise du symptôme, jusqu’à son point de réel, « après quoi il n’a plus soif », dit Lacan. Il n’a plus soif de sens, ajouterai-je. N’est-ce pas cette visée d’atteindre au plus particulier du symptôme d’un sujet dans la structure – son point de réel d’où toute invention trouve sa ressource – n’est-ce pas de rejoindre ce point qui fait de la psychanalyse une expérience de portée universelle, même si elle n’est pas une science au sens strict?

La question du nom, du nom propre d’un sujet, est une question décisive pour l’analyse. Rappelons que pour Lacan, « le névrosé est au fond un Sans-Nom ». Non que le nom propre soit réductible au patronyme ou au prénom d’un sujet, pour autant que ceux-ci répondent d’abord à l’attente du social et du familial, mais l’expérience nous impose ce constat : si l’analyse est poussée assez loin, nul analysant ne peut faire l’économie de sa confrontation à son nom patronymique, celui qu’il porte ou qu’il a perdu, ou qui a été transformé au cours de l’histoire (un récent colloque à Jérusalem s’est réuni autour de cet objet). Cette confrontation ne se rencontre guère de façon directe dans les cures, si ce n’est par la mise en jeu des signifiants primordiaux qui composent la matérialité du nom et que l’on retrouve dans la construction du fantasme fondamental où le nom propre agrafe (agraphe?) l’inconscient, pourrait-on dire. Mais parfois cette confrontation peut se manifester plus violemment; lors de crises de manie, par exemple, où le sujet peut se trouver confronter directement avec son nom propre et le voir se réduire au nom commun. Sur le versant mélancolique, c’est son existence même et son nom qui sont radicalement mis en question.

Avec le nom propre du sujet, c’est l’enjeu de la nomination qui est mis en perspective. C’est notamment par le rapport d’un sujet à son nom que peut-être réinterrogé autrement le surmoi – ce que j’appellerais « la jouissance qu’il faut » qu’il ne faut pas : impératif impossible à vivre. J’ai déjà tenté de montrer ce lien dans deux textes [1] où j’abordais, à travers l’écriture de Primo Levi, ce qui avait été mis en jeu pour lui dans le rêve traumatique si insistant qui avait hanté ses nuits à son retour d’Auschwitz. Ce cauchemar réellement atroce mettait à nu un rapport traumatique et littéralement  écrasant à son propre nom, Levi. Un nom qui, à la suite du Lager, lui était devenu inhabitable, mortel.

Inhabitable, qu’il l’ait toujours été ou qu’il le soit devenu, le nom propre est alors la figure même du surmoi, le plus archaïque qui soit. Lacan indiquait que ce surmoi – « à la fois la loi et sa destruction » – finit  « par s’identifier à ce qu’il y a de plus ravageant, de plus fascinant dans les expériences primitives du sujet. Il finit par s’identifier à… la figure féroce, aux figures que nous pouvons lier aux traumatismes les plus primitifs, quels qu’ils soient, que l’enfant a subis. »

Pour autant, c’est parce que le nom condense les signifiants les plus primordiaux d’un sujet, ceux qui sont pour lui à la racine même du langage, que ce nom le relie à la communauté humaine. Ce lien ne peut vivre qu’à la condition que le premier appel que l’enfant nouveau-né, l’infans, lance vers l’Autre, soit entendu, reconnu, et que, de le lui faire savoir, un Autre le nomme, de ce seul fait. Appel qui, solidairement, selon moi, est le fait aussi bien de l’enfant que de l’Autre qui donne à cet appel une signification qui excède tout sens et qui est, en son fond, un appel à être. Création d’un espace transitionnel d’où toute création de signifiant trouve son lieu et sa ressource. Il lui faut bien être, avant même de pouvoir se désubjectiver, sinon cette désubjectivation, le réduirait à n’être qu’un objet, pur déchet voué au seul non être. Ce premier appel lancé à l’Autre – appel constitué dans cet entre-deux -, porté par la voix de celui qui n’est pas encore sujet, a valeur de signe et non encore de signifiant, comme l’est « une bouteille à la mer » [2] un signe lancé vers l’Autre; une « parole »/signe qui se porte vers “quelque chose qui se tient ouvert, disponible, sur un Tu, peut-être”, comme l’énonce Celan.  Cette profération, « une parole » sans parole, portée par une voix, est déjà une anticipation de « lalangue » maternelle. J’ajouterai que cette « parole » babil présente un lien mystérieux avec le poème.

Quel rapport entre poème et psychanalyse, direz-vous? C’est seulement dans la mesure où l’Autre reçoit et entend cette première profération – et tout poème n’est-il pas aussi une tentative pour rejoindre et réengendrer la langue à partir de cette première profération ? -, où l’Autre qui n’existe pas trouve son enforme et la reconnaît lui aussi par une adresse de voix, qu’est créé ce signifiant primordial, signifiant binaire ou vorstellungrepräsentanz du refoulement primaire : le sujet est certes, par cette reconnaissance, aliéné à l’autre, mais il est déjà un sujet supposé existé pour l’Autre, pourvu d’un pouvoir potentiel de séparation : là réside la fonction de la liberté. À ce titre, le destin tragique du petit Urbinek, que rapporte Primo Levi dans La Trêve, en est un témoignage de première importance.

Dans le rapport au nom, c’est cette fonction de la liberté qui est en jeu et liée au mode de constitution du sujet lui-même.

Après avoir affirmé que le désir de l’analyste n’était pas un désir pur, Lacan indiquait, d’une manière qui n’est pas simple à comprendre, qu’en fin d’analyse ce désir est un « désir d’obtenir la différence absolue, celle qui intervient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir ». Comment pouvions nous entendre autrement que comme une contradiction difficilement surmontable, qu’au terme, le sujet aurait à s’assujettir au signifiant primordial? Qu’est-ce donc l’analyse pour annoncer un tel objectif, alors que tout analysant y est venu pour sortir de ses multiples assujettissements?

Le nom propre du sujet, certes son patronyme mais aussi quelques autres noms, parfois secrets, condense et contient tout à la fois ses signifiants les plus primordiaux. Un nom qui vient métaphoriser cette solitude particulière propre au sujet et que seul ce nom habité comme tel autorise. Dans l’analyse, les rêves de l’analysant, ses fantasmes, actes manqués, oublis, mots d’esprits, sont objets et opérateurs, tout à la fois, d’un dégagement de ses signifiants, jusqu’à une certaine limite réelle qui est le lieu même et le temps de l’invention.

Selon moi, telle est l’expérience que donne la possibilité de vivre une analyse. Toute expérience vraie est une expérience extrême, en ce sens qu’elle est passage à la limite de ce qui n’avait jamais eu lieu. C’est aussi en ce sens que toute analyse est promesse d’une expérience à venir, promesse d’un acte par lequel s’obtient, pour l’analysant, la réalisation d’une expérience subjective menée jusqu’au point de perte et d’oubli de l’objet qui conditionne son avènement de sujet. On ne peut jamais véritablement perdre que ce qui a enfin cessé de ne pas s’écrire. L’objet est oubliable, et d’une certaine façon celui qui aura été le truchement de son advenue aussi, mais le transfert qui l’aura permis, dans son corps réel, qui est le corps de personne, est, lui, inoubliable.

La séparation du sujet nécessite le passage obligé par un temps de désubjectivation. Ce que Lacan indiquait lorsqu’il parlait de « décrotter le sujet du subjectif ».

Si, tout comme le nom propre d’un sujet, le signifiant dit primordial, encore parfois nommé « signifiant originel », est un signifiant irréductible à tout sens, c’est alors qu’il est possible de mettre en perspective que, dans l’interprétation, l’important n’est pas tant que cette interprétation soit significative, mais que le sujet voit « au-delà de cette signification, à quel signifiant – non sens irréductible, traumatique – il est comme sujet assujetti. » Comme vous le savez, Lacan ajoute un peu plus loin, dans la même séance de séminaire du 17 juin 1964 :

« En tant que le signifiant primordial est pur non-sens, il devient porteur de l’infinitisation de la valeur du sujet, non point ouverte à tous les sens, mais les  abolissant tous, ce qui est différent. C’est ce qui explique que je n’aie pu manier la relation d’aliénation sans faire intervenir le mot de liberté. Ce qui fonde en effet, dans le sens et le non-sens radical du sujet, la fonction de la liberté, c’est proprement ce signifiant qui tue tous les sens. »

L’analyse met en jeu cette fonction de la liberté. Pas de sortie et de séparation d’avec la mélancolie, pas d’élaboration du deuil, pas de désir de l’analyste, sans cette destitution de tous les sens du signifiant auquel un sujet est assujetti. Ce qui est l’une des seules voies de sortie du  « meurtre » – qui peut-être aussi bien « le meurtre d’âme » que le masochisme.Cependant, l’interprétation, l’acte analytique, pris dans son sens le plus tranchant et le plus limité, ne suffisent pas à inscrire l’opération subjective durablement. Il y faut, insiste Freud, du durcharbeiten, de la perlaboration.

Il y a là une indication à relancer sur l’idée que nous nous faisons aujourd’hui de l’acte dans l’analyse, si nous voulons bien ne pas le limiter seulement à ce qui est pourtant l’un de ses temps essentiels: le retour, dans la plus grande surprise des deux protagonistes, d’un signifiant refoulé, et les effets subjectivants qu’il produit. L’on se souvient que Freud terminait son grand texte testamentaire de 1937 sur cette question de l’unendlich, sur ce qui faisait obstacle à la terminaison des cures. Ce qui persiste à résister et reste énigmatique a un nom: la pulsion. Il existe dans l’économie de la pulsion quelque chose de sa force, de sa poussée, qui reste immaitrisable, indomptable. Sans doute est-ce par ce point d’excès, où toute pulsion partielle se révèle, à la limite, participer de la pulsion de mort, que nous le percevons le plus radicalement. Il y aura toujours avec la pulsion quelque chose d’unendlich.

Mais dès lors quel autre destin que celui du refoulement pouvons-nous tenter de donner dans la cure à cet indomptable de la pulsion? Même si le terme de « domptage » qu’utilise Freud est porteur dans la langue allemande d’une équivocité qu’il ne présente pas en français: Bandigung veut manifestement dire domptage, mais il laisse aussi entendre quelque chose du lien, du nouage, en proximité de sens avec le terme de Bindung; quelque chose de symbolique qui ne s’imposerait pas seulement de l’extérieur,  et des exigences de la civilisation.

Lacan, qui n’a eu de cesse d’insister sur la portée et la place décisive de l’acte analytique dans l’analyse, aura, lui aussi, même si c’est beaucoup plus discrètement, reconnu que l’acte – pris dans le sens restreint de l’interprétation – à lui seul ne suffisait pas. Pourtant nous savons quelle place primordiale, il aura donné, dans la pratique, à la coupure signifiante, à la ponctuation, aux scansions de séances courtes, voire ultra-courtes.

Il aura relevé cette insuffisance de plusieurs façons, mais sans jamais aborder la question de front. Il n’est pas inutile de souligner en quels termes et en quelle occasion, il l’aura formulée de la manière la plus nette.

Le 24 juin 1964, juste avant de terminer la séance conclusive de son séminaire « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », il n’évitera donc pas la question. C’est une séance extrêmement dense, la plus ramassée de tout le séminaire, et qui a pour objet la fin de l’analyse et la sortie du transfert – en un mot, comment vivre la pulsion au-delà du fantasme fondamental ?

Oui, avec Lacan aussi, nous retrouvons encore et toujours la pulsion à la fin, à la fin du transfert, à la fin de l’analyse…c’est à dire la question du rapport du sujet au réel.

Lacan indique alors la chose suivante:

« Il n’y a qu’une psychanalyse, la psychanalyse didactique – ce qui veut dire une psychanalyse qui a bouclé cette boucle jusqu’à son terme. La boucle doit être parcourue plusieurs fois. Il n’y a en effet aucune manière de rendre compte du terme de durcharbeiten, de la nécessité de l’élaboration, si ce n’est à concevoir comment la boucle doit être parcourue plus d’une fois. »

Et il ajoute ceci qui n’est généralement pas relevé:

« Je n’en traiterai pas ici, parce que cela introduit de nouvelles difficultés, et que je ne peux pas tout dire, s’agissant ici seulement des fondements de la psychanalyse. »

         Je ne saurais trop souligner ce que Lacan nomme lui-même de « nouvelles difficultés » au moment même où l’énigme, mais aussi l’insistance du réel, sont situées par lui aussi – je veux dire après Freud – au niveau du rapport du sujet à la pulsion.

Nous pouvons certes penser que la quinzaine d’années de séminaires qui  suivirent auront apporté une réponse, une élaboration justement, de cette question. Constatons qu’elle ne sera jamais reprise comme telle. Là aussi, l’entêtement de Lacan à rendre compte de ce qui persistait à ne pas aller dans les cures, l’amènera à ses dernières constructions concernant la place et la fonction du sinthome dans la structure. Il ne s’agit pas seulement d’un nouveau rapport au symptôme, à l’os du symptôme pourrait-on dire, utilisé non pas seulement comme suppléance à ce qui fait défaut, mais plutôt comme « suppléance – invention » d’un bout de réel; une invention d’un ou plusieurs signifiants prélevés à même le tranchant de réel et transmutés en puissance d’invention, là où le sujet est le plus défaillant. C’est dire que face aux difficultés rencontrées dans la cure, confronté à la résistance du réel pulsionnel, Lacan poussait et repoussait très loin les limites de celle-ci.

C’est ici, me semble-t-il, que se situe la place que nous pouvons accorder à la sublimation, mais une sublimation dont l’acception serait élargie et réélaborée depuis Freud et même depuis Lacan. Une sublimation qui, elle aussi, ne peut s’entendre que dans la perspective d’un acte, en une sorte de redoublement de l’acte qui lève le refoulement, noué étroitement à lui.

Le grand texte testamentaire de Freud, vous vous en souvenez sûrement (Claude Rabant le rappelait, dans cette même préparation de colloque, la dernière fois), se terminait sur le constat d’un refus, et même d’un rejet du féminin, chez l’homme aussi bien que chez la femme. Peut–on dès lors penser une réintroduction et une réinscription, autrement, de la jouissance féminine par la mise en œuvre de la sublimation?

Nous n’avons pas d’autre moyen que l’appui que nous prenons sur le transfert pour traiter l’indomptable pulsionnel. Transformer, métamorphoser, transmuter les différents destins de la pulsion, implique une action, un acte, qui ne se limite pas au refoulement (et son autre face, le retour du refoulé), pour miser sur la sublimation. Une action, un acte qui vise à nouer ensemble refoulement et sublimation en une mise en tension du féminin et du masculin. Je m’arrêterai donc aujourd’hui sur cette question, laissant, pour une suite à venir, une autre question qui la conditionne et qui est celle de la transmutation que doit connaître, dans l’analyse, l’amour de transfert pour devenir, comme amour plus réel cette fois, l’agent d’un tel acte. Un amour qui ouvrirait sur l’habitation réinventée du nom propre du sujet.

 


[1] “Reste à transmettre; le rêve traumatique de Primo Levi”, in Figures de la psychanalyse, n°6, et “Leggere la vita; Lire le nom?”in L’Inactuel, n°13.

[2] “Le poème peut, puisqu’il est un mode d’apparition du langage et, comme tel, dialogique par essence, être une bouteille à la mer, mise à l’eau dans la croyance – pas toujours forte d’espérances, certes – qu’elle pourrait être en quelque lieu et quelque temps entraînée vers une terre, Terre Coeur peut-être. Les poèmes sont aussi de cette façon en chemin : ils mettent un cap. Sur quoi ? Sur quelque chose qui se tient ouvert, disponible, sur un Tu, peut-être, un Tu à qui parler, une réalité à qui parler.” P.Celan, Le Méridien et autres proses, Seuil, La librairie du XX° siècle, Paris, 2002, p.56-57.