Alain DENIAU
Ecritures de la psychanalyse

Mercredi 7 octobre 2009

 

 

Conférence des mercredis du Cercle Freudien le 7 octobre 2009

ÉCRITURES DE LA PSYCHANALYSE

 

Introduction

Qu’est-ce qu’écrire pour un analyste ? Quels rapports entre psychanalyse et écriture ? Elles sont dans une certaine concurrence psychique, ce qui engendre une incompatibilité : l’incompatibilité serait entre la pratique de l’analyse en tant qu’analyste et une véritable pratique de l’écriture, celle de l’écrivain. Une autre incompatibilité serait entre une disponibilité au ça s’écrit, ce que Claude Le Coq nommait ici, avec G. Bataille, l’écriture acéphale, et  l’effet de littérature, c’est à dire l’écriture à partir d’une succession de masques. On le voit admirablement dans l’œuvre de Marguerite Duras.

Le professeur Walter Muschg [1] dans son article de 1930 Freud écrivain [2], paru dans La Psychanalyse n°5 écrit : « Dans le domaine de la langue allemande, il est peut-être aujourd’hui l’exemple le plus grand d’un triomphe littéraire parvenu organiquement à maturité. » W. Muschg, jeune professeur de littérature à Bale, étudie l’œuvre de Freud en professionnel de la langue. Il repère que la force de l’écriture de Freud est dans son lien à la vérité alors que les écrivains laissent sourdre un embarras, marque à leur insu de leur résistance à cet effet de vérité dans la langue qu’ils masquent par un effet d’esthétique. Il démontre qu’à l’inverse pour l’analyste Freud, le travail d’écriture vient poursuivre la séance. L’analyste écrit avec le transfert. Comme pour la psychose, qui est infléchie par le transfert, l’analyste écrivant a une écriture sous transfert : il reprend, ressaisit, poursuit le travail d’élaboration des séances, surtout à partir des patients qui mettent l’analyste en difficultés. C’est en cela que l’écriture d’un analyste ne peut pas être celle d’un philosophe ou d’un poète.

Pour éclairer cette proposition, je développerai 3 exemples d’écritures d’analystes : Freud, Pontalis et Lacan : L’écriture de Freud, la construction du livre de J.B. Pontalis, Frère du précédent, et  le mouvement  de Lacan «  de promotion de l’écrit » à partir de Lituraterre avec la mise place des mathèmes, puis la rédaction de L’Étourdit. Ils représentent pour chacun d’eux un aboutissement de leur style et l’expression de leur lien à la psychanalyse. Enfin, pour conclure ce triptyque, je tenterai de dire comment je ne suis pas extérieur à cette question.

L’ECRITURE DE FREUD

La thèse fondatrice de la psychanalyse est énoncée par Freud dans la Traumdeutung, L’interprétation du rêve. Il sait qu’il a trouvé la chose qui restera dans l’avenir : le rêve est une traduction. Il y a traduction entre un contenu manifeste, source de toutes les clés des songes et lieu d’inspiration des devins de toutes les époques, et les pensées de rêve.

Il écrit dans le préambule au Chapitre VI Le travail du rêve : « Pensées de rêve et contenu de rêve s’offrent à nous comme deux présentations du même contenu en deux langues distinctes, ou pour mieux le dire, le contenu du rêve nous apparaît comme un transfert  (Übertragung) des pensées du rêve en un autre mode d’expression dont nous devons apprendre à connaître les signes et les lois d’agencement par la comparaison de l’original et de sa traduction. »

Reprenons chacun des points de l’affirmation de Freud :

Deux présentations, Zwei Darstellungen, mot qui est à mettre en lien avec la Selbdarstellung, l’autoprésentation de Freud, par lui-même. On dirait aujourd’hui que ces deux présentations sont deux discours. Die Darstellung est une présentation, une description, un exposé et aussi une représentation théâtrale. C’est bien présentation et non pas représentation  parce qu’il s’agit d’un processus primaire, d’un mécanisme psychique qui se présente comme tel.

Freud précise deux langues distinctes avec tout ce que cela implique : vocabulaire, grammaire, et même style. C’est cette singularité qui nous fait penser que tel rêve n’a pas pu être rêvé par un autre patient, qu’il n’y a pas de confusion durable. Il n’y a pas de langue commune de l’inconscient.

Il s’agit bien de traduction puisque Freud précise pour le même contenu. Ce même contenu nous permet de reconstituer  les structures respectives des deux discours : la structure dans l’inconscient ne peut être trop à distance du  discours qui la manifeste. Mais, en même temps, il y une hétérogénéité intrinsèque. Les deux traductions d’un même contenu en sont aussi chacune une trahison. Cette instabilité, ce « labile » écrit Lacan, peut aller jusqu’à en devenir un indice clinique, celui d’un clivage ou d’un faux self, ou d’un processus de glissement tel que celui que repère Lacan chez Joyce, « au mieux de ce qu’on peut attendre de la psychanalyse à sa fin [3].»

Le texte inconscient parce qu’il est structuré autour du manque, du pastout, du Réel, de l’impossible à énoncer ne peut qu’être trahi par le contenu manifeste, lui-même traduction des pensées de rêve.

Freud poursuit : « Les pensées de rêve nous sont compréhensibles sans ambages (ohne weiteres), dès que nous en avons pris connaissance (erfahren). Le contenu du rêve nous est donné en quelque sorte dans une écriture en images dont les signes sont à transférer un à un dans la langue des pensées de rêve. »

Dans ce « un à un », Freud indique que chaque élément du rêve compte par sa relation avec les autres éléments, par sa polysémie et par ce qu’il signifie pour le sujet. Dans ce renvoi de l’un à l’autre, on peut entendre l’intuition freudienne de ce que sera la théorie linguistique de Saussure. La concaténation est ce renvoi. Dans la cure, la polysémie se lève grâce au transfert  et s’enrichit dans la surprise de l’énonciation. C’est ce qui ce à quoi le psychotique n’accède, ne parvient que  très difficilement.

Cette traduction ne peut être terme à terme et elle rend compte de l’extension des pensées de rêve bien plus vaste que le contenu manifeste de rêve. Il y a donc deux champs d’écritures liées à l’inconscient :

·      Celle qui est une tentative de rendre compte du contenu manifeste en étant le plus fidèle possible à sa forme. Freud appelle une telle écriture l’écriture en rébus. Des surréalistes, tel Salvador Dali, en ont fait leurs dollars. Proches de cette démarche, seraient les écritures littéraires qui tentent d’écrire le processus de mémoire dans le jeu des associations, explicites ou implicites. Mais ces modalités restent au niveau du manifeste. Je pense ici à Georges Perec et à Henry Bauchau par exemple et aux poètes dont le texte produit un effet de rencontre avec le texte inconscient du lecteur.

·      Une autre modalité d’écriture est celle qui a l’ambition de traduire les pensées de rêve. C’est l’écriture de la psychanalyse. L’écriture des pensées de rêve suppose une théorie de ce qui est dit, du ça parle, et une théorie de à qui ça parle, c’est à dire du transfert. C’est l’écriture du Lacan de L’Étourdit.

·      Freud met ainsi en opposition dialectique : Übertragung et Übersetzung, transfert et traduction: « un transfert des pensées de rêve en un autre mode  (….) par la comparaison de l’original et de sa traduction. »

On peut étendre cette remarque de Freud concernant le rêve à l’écriture de toutes les formations de l’inconscient.

La construction freudienne

L’histoire de la psychanalyse est ainsi une histoire de la construction du ça parle et d’une tentative de transmettre ce dire. Elle reflète aussi l’état de la culture à ce moment.

Ainsi, Freud écrit ses premiers cas comme les nouvelles de Schnitzler. « Je m’étonne moi-même de constater que mes observations de malades se lisent comme des romans et qu’elles ne portent pour ainsi dire pas ce cachet de sérieux propre aux écrits de savants. Je m’en console en me disant que cet état de choses est évidemment attribuable à la nature même du sujet traité »[4]. En quoi le récit du cas par Freud est-il différent d’une fiction ?

La littérature s’est toujours intéressée au rêve. La modernité de Schnitzler tient à sa volonté d’aller questionner les mêmes espaces manifestes que Freud : le rêve, le désir, la vie sexuelle, la mort, dans une démarche marquée par la psychologie. Comme Freud, Schnitzler s’intéresse au double sens des mots et comme lui, il construit son œuvre sur l’intimité. En allemand, le mot Intimität a une connotation immédiatement sexuelle : Intimität est l’intimité du couple, donc sexuelle. L’allemand dit les nerfs, les vaisseaux intimes pour ce que nous nommons honteux, c’est à dire tout ce qui appartient à la zone génitale. En plus, ce mot d’origine française sonne comme un mot extérieur à l’origine de la langue allemande. On y trouve donc la même ambiguïté que pour Unheimlich. Schnitzler construit toute son œuvre sur ce jeu sexuel et en s’appuyant  sur son expérience de séducteur.

La spécificité de l’écriture freudienne est donc à chercher ailleurs que dans les thèmes traités qui sont ceux de la culture à laquelle Freud et Schnitzler contribuent. Sa spécificité littéraire est dans le fait que Freud laisse son écriture le porter. Il ne réprime pas l’irruption des mots sous sa plume pour écrire une belle langue. Il fait entendre l’épaisseur de la langue au niveau des mots eux-mêmes comme un poète. Ainsi, se fait entendre le mouvement pulsionnel qui le soutient et soutient ce que lui transfère le patient dont il parle, directement ou indirectement.

Ce point est essentiel : Freud écrit à partir du transfert, il se laisse porter au delà de son désir de faire de belles phrases par la compulsion de répétition qui lui vient du patient. Cet affleurement structure le style de Freud quand il aborde un point vif de la clinique ou même de la théorie. Il en fait la particularité, la spécificité  que les traducteurs historiques, en anglais ou en français, effacent. La lecture attentive en allemand fait entendre cette insistance que le traducteur rend si difficilement pour que Freud soit rendu en un bon français. Freud, en se laissant porter par la pulsion qui lui est transmise, donne à entendre une insistance, insistance non seulement par le mot lui-même, mais aussi par sa racine retrouvée dans les mots dérivés souvent sans traduction possible en français [5]. À cause de cet effacement, le mouvement du processus primaire qui impose à Freud son évidence a disparu.[6]

Le fantasme d’une écriture  « romanesque » 

L’Homme aux loups n’est plus dans le même style d’écriture que les Études ou Dora. Freud n’écrit plus pour donner le sentiment d’un récit, d’une nouvelle. Il écrit conscient d’être soutenu par le transfert. Il a une volonté démonstrative, mais il laisse le patient parler par sa plume. Car il est à la fois le secrétaire du discours du patient et celui qui met en ordre sa pensée. En ce sens, on peut dire qu’il socialise le discours du patient. Freud sait malgré sa mémoire « phonographique » que le mot à mot lui-même ne restituerait pas la vérité du patient. Il faut une construction, il s’agit de communiquer un Ersatz  qui fera office de vérité.

Cet Ersatz a deux fonctions : Il est le tenant lieu de la vérité historique, pour le sujet et pour la communauté analytique à  qui le cas est communiqué. La théorie va être construite à partir de la clinique énoncée. Elle va pouvoir circuler et s’élaborer à partir de ce substitut de la vérité historique du sujet.

Mais ce tenant lieu joue aussi fonction d’un leurre social, permettant l’arrêt de la fonction d’un délire individuel. La construction d’un mythe permet la suspension du délire individuel et rend son expression inutile. Les patients de Freud ne se présentaient-ils pas ensuite par un « Je suis le petit Hans » ou « Je suis l’homme aux Loups » ? À  quel distance  ce substitut se situe-t-il de la vérité  historique du sujet ? À quelle distance se situe-t-il du texte inconscient ?

La difficulté d’écrire la clinique de la  psychanalyse vient de cette fonction de trahison. L’Ersatz est nécessaire mais il n’est qu’un appeau. Il faut que l’écrit psychanalytique nous parle. Il faut aussi qu’il garde une épaisseur qui résiste et dont le sens se lève à force de relecture. L’exemple de l’après-coup est éclairant. Dans les Études sur l’hystérie, le mot Nachträglich  et ses différent dérivés reviennent souvent sous la plume de Freud jusqu’à ce que Lacan, attentif à cette insistance, le conceptualise et fixe la traduction en un après coup au lieu d’ensuite, ultérieurement, après, etc. Les différentes éditions successives sont la preuve de cette influence du travail d’élaboration d’un écrit psychanalytique. La richesse de l’écriture freudienne de la psychanalyse ne peut être fixée une fois pour toutes. La traduction doit évoluer avec l’élaboration théorique.

Tache impossible aussi de rendre ce mouvement psychique qui nous anime à l’écoute de l’analyse. Il ne pourra plus se communiquer. Pontalis remarque dans Fenêtres p. 72 &73 : « Le récit du rêve abolit le rêve rêvé. Le récit d’analyse efface et même détruit l’analyse. « Quel gâchis que nos productions, comme nous mettons lamentablement en pièces ces grandes œuvres d’art de la nature psychique ! » [7]  C’est Freud qui écrit cela à propos de son histoire de cas de l’homme aux Rats. Et pourtant quelle réussite, quel exploit que cette histoire-là ! » continue Pontalis.

Freud s’interroge sur l’écriture de la psychanalyse dans Constructions.

Proche du terme de son œuvre, Freud rend perceptible ce qui le soutient dans son écriture. Dans Constructions dans l’analyse,  on voit bien la mise en place d’un ternaire d’écriture :

·      Il écrit soutenu par le transfert : que ce soit dans la Lettre à R. Rolland, dans Analyse avec fin ou dans Constructions, il écrit pour quelqu’un, prenant appui sur une question venue d’une cure ou en référence à quelqu’un, Ferenczi par exemple, avec qui la relation est devenue, après son décès, positive. Il ne peut écrire à partir de la haine, comme celle qu’il éprouve pour Adler. Freud est comme aux prises avec une parole qui l’excède, qu’il doit retranscrire. Il en est le secrétaire, comme Platon a été celui de Socrate.

·      Il écrit soutenu par le désir de savoir : la construction de la théorie est sa sublimation. L’écriture de la psychanalyse traduit ce qui pourrait être un délire individuel en un fait social et lui donne la dimension d’une vérité.

·      Il écrit pour pousser plus loin les limites du Réel en lui. L’effort d’écriture est son effort pour se libérer de ce que son transfert à Fliess a laissé inscrit en lui. Freud  fait entendre qu’il souffre dans son corps, qu’il est pris par une étrangeté qui l’entrave. On peut désigner ce Reliquat de transfert comme la trace de l’objet a du grand Autre en lui auquel il est aliéné. La Lettre à R. Rolland lui permet d’en cerner l’effet.

Écrire la psychanalyse passe par ces trois registres. L’écriture de la psychanalyse doit entamer le psychanalyse sinon elle n’est que jouissance du transfert ou du savoir. Il  n’y a pas alors de différence entre une telle écriture et les affres de l’écrivain. De même, un écriture qui ne s’appuierait que sur le savoir est-elle différente du discours de maîtrise de l’universitaire ? Ainsi, seule l’écriture qui est traversée par la douleur et par le transfert de cette douleur peut communiquer la dimension de l’inconscient sous-jacent. Celle qui est soutenue par le plaisir est une rêverie qui produit chez le lecteur de la rêverie et non pas ce que l’on peut attendre d’une écriture analytique, celle d’un analyste écrivant : une production de sens et un déplacement de ses propres résistances.

La production de sens  satisfait le désir de savoir et le travail d’écriture satisfait la pulsion de recherche, celle que pointe Freud chez le petit Hans, soit  un gain sur le Réel par lequel la Chose est transformée en un objet communicable.

Dans cette tresse à trois brins, chacun affronte à sa manière la peur d’écrire. La charge de transfert venue des psychanalyses est un « pousse-à-écrire ». La poussée pulsionnelle s’exprime dans le corps, comme une nécessité de traduire et de transférer une inscription venue dans le corps en une inscription sur le papier. L’écriture de la psychanalyse est une trace adressée. En écrivant à Romain Rolland, Freud ne s’adresse-t-il pas aussi à Fliess  pour se libérer de l’excès de transfert qui l’aliène encore à Fliess? Par l’écriture, la question insidieuse qui vient dans chaque analyse, dans chaque séance, « Suis-je bien sûr de tenir, quoique seul, ma place ? »  trouve une métabolisation, une sublimation et une transmission qui autorise.

Une théorie qui offre son emprise et l’éclat de sa lumière efface l’oscillation du refoulement au profit d’une croyance dans l’Un, dans La théorie. Freud nous montre qu’il ne cesse pas d’être analyste quand il soumet sa croyance théorique au fait clinique et à l’exigence de l’écrire. Sa transmission se fait à partir de la théorie et à partir de la trace clinique qui l’a constituée. Et pourtant, il faut que chaque analyste s’empare de la théorie pour la réinventer, même au prix de ne pas être compris.

Ainsi, je prendrai l’exemple du mot die Entfremdung [8] :Ce mot hegelien, traduit par aliénation, a une réelle insistance dans les textes de Freud. Il me paraissait donc très important de dégager sa valeur conceptuelle chez Freud, mais je me rends compte après-coup que l’introduction de ce terme modifiait la langue des auditeurs, alors que, pour moi, il définissait la position du père dans la perversion. La réaction de résistance suscitée me montre que le pas de côté dans une théorie suscite une crainte de l’effondrement. La cohésion de l’entendement en soi, la langue implicitement commune grâce aux mots rodés et patinés par lesquels s’exprime la théorie fait lien et appartenance. Par l’introduction d’un mot, intraduisible en français dans le sens freudien, démasque la fonction saturante de la théorie. Introduire un mot, dégager un concept nouveau depuis l’écriture même de Freud montre à l’œuvre les effets du pastout.

De l’écriture de la psychanalyse à la lettre dans l’inconscient.

Car l’inconscient est une écriture et non pas une trace de parole. Il faut remarquer que dans l’exemple des rébus, Freud montre que le contenu manifeste allie les lettres et les mots comme si les images n’était que les illustrations du texte.

Clarisse Herrenschmidt, dans  son livre Les trois écritures, établit que le premier temps de l’écriture est l’invention de la lettre-consonne pour la désignation du dénombrement des biens. Ce premier temps a permis d’écrire les langues, il s’est produit il y a 5300 ans. Ce n’est que quand cette lettre s’est stabilisée, par l’invention de la voyelle, pour la Grèce au VIIème siècle, que la monnaie arithmétique, second temps de l’écriture, a pu se déployer selon des principes pythagoriciens.

La clinique, en particulier dans la construction des symptômes, témoigne que l’inscription dans la mémoire inconsciente est active. L’inconscient calcule les dates et les célèbre par des symptôme. L’inconscient triture les lettres pour les restituer en symptômes ou en formations de l’inconscient. Quel est son mode ? Est-ce une acquisition récente ? Si oui, quel est le fonctionnement psychique des peuples sans écritures ? des analphabètes ? Pour qui ce  n’est plus alors une lettre qui s’inscrit mais un phonème ou un groupe de phonèmes assez différenciés du flux de la langue pour faire symptôme.

cf Benjamin à St CYR

Il faut revenir à l’observation directe de l’infans pour percevoir comment, dans le bain de langage, il réinvente l’acte d’écriture. À Montréal, Claude Maillard avait réussi, dans un happening génialement inventif, à nous faire entendre l’effroi du nourrisson qui est heurté par le chaos des sons avant qu’il ne les coupe et les organise en phonèmes et en mots. Dans cette appropriation des phonèmes, des syllabes pour en faire un mot, il y a un reste, lettre muette, lettre ou syllabe ou phonème dont la mutité sera l’appui de la parole [9] . Dans la parole adressée à un analyste, le silence de cette « muette » se fera entendre par son insistance. L’écriture de la psychanalyse, c’est aussi faire état de cette construction.

Perec, s’appuyant sur son transfert à JB Pontalis, a pu nous en donner quelques exemples où une fois de plus l’artiste précède l’analyste. Mais l’artiste reste un artiste préoccupé seulement de son invention. Il se désintéresse de savoir si ce qu’il produit dans la mise en œuvre de la sublimation aura un effet sur la théorie psychanalytique !

Peut-on dire que par son happening Claude Maillard, psychanalyste et artiste, a su nous faire entendre un bout de psychanalyse ? Que ça été sa manière de faire entendre l’écriture de la psychanalyse ? On retrouve dans sa démarche les 3 axes que je dégageais chez Freud : écrire avec le transfert, avec le désir de savoir, avec le Réel comme Littoral. Seul l’analyste peut volontairement retrouver et communiquer l’émotion de l’infans au prise avec l’étrange qui lui devient familier et dont il peut se saisir pour le fragmenter et lui porter la castration.

Dans l’invention de l’écriture, le berger et le régisseur sumériens se saisissaient d’une bulle scellée qu’ils tenaient au fond de leur main dans le geste de grasping du nouveau-né. Quelques-unes ont aussi des grains, les calculi, en dedans comme des maracas. Pour confirme les signes écrites en surface, il fallait briser la petite bulle-enveloppe, autre signe qui indique que si respectueux qu’aient été les Sumériens de la chose écrite et de ce qu’ils transmettaient ainsi, ils n’en faisaient pas un objet sacré. Cette circulation montre que le symbolique se détache du corps pour avoir sa fonction de conserver une information sur des stocks et pour qu’un autre éloigné puisse accéder à cette information.

Écrire la psychanalyse, c’est renouveler cet acte où le secret de la chose confiée est transmis et donc brisé. Écrire la psychanalyse est, dès l’origine freudienne, une transgression qui nécessite des travestissements, des masques.

 

L’AUTOGRAPHIE DE J.B. PONTALIS

Quand un analyste écrit, est-ce une écriture de la psychanalyse ou un psychanalyste écrivant ? L’écriture psychanalytique sans masque : L’autographie.

JB Pontalis dit qu’il commence ses textes par un mot qui le laisse perplexe, puis il écrit sur un mode associatif sans savoir où cela va le mener. Est-ce pour autant une écriture de la psychanalyse ? C’est peut-être une écriture psychanalytique. Lui-même ne s’y trompe pas puisqu’il qualifie cette écriture d’écriture d’autographique : « Je ne me souvenais plus que j’avais inventé le mot « autographie », un livre où on n’écrit pas sur soi mais où on s’écrit. » dit-il à Pascale Aguedas en octobre 2006 sur son site « Calou, l’ivre de lecture »

Ce  qui différencierait cette écriture de l’écriture de la psychanalyse serait sa méthode. Mais on ne peut savoir si JBP est porté par son analyse personnelle pour se laisser porter par ses affects et sa mémoire familiale ou si elle est aussi vivifiée par le transfert rémanent à l’égard de tel ou tel patient ; on peut penser à son patient le plus célèbre Pérec.

Il confie aussi à Pascale Aguedas:

(…..) Dans un premier temps, un temps d’ailleurs proche de celui de l’analyse même si ce ne sont pas des associations, c’est une écriture fragmentée. L’analyse, ça ne se raconte pas, ça ne peut pas entrer directement sous la forme d’une narration. En revanche, il y a des fragments, des détails, des traces comme des traces de pas sur le sable. Ensuite, au moment de la composition, on essaie de relier ces traces de pas. Tout se combine peu à peu, mais il faut au départ s’abandonner à une parole fragmentée. Et ça ne rentre pas dans un genre.

 

Par jeu de miroir, vous vous révélez de plus en plus à travers vos livres. Frère du précédent en est un exemple. Est-ce conscient, voulu ?

Oui, c’est assez voulu, même si je n’ai pas souhaité aller trop loin dans le récit du conflit avec mon frère, je ne voulais pas que ce soit un règlement de comptes. C’est vrai que parmi les analystes, je suis le seul qui se livre autant. On a en principe une obligation de réserve mais je me dis qu’après tout, le temps passant, je peux y aller, elle me tient vraiment à cœur cette histoire de frères. Donc j’y suis allé, pas aussi totalement que j’aurais pu car je voulais que ce ne soit pas seulement mon histoire personnelle, je voulais aborder le problème plus général de la fratrie.

La visée d’un livre écrit par un psychanalyste devrait être d’entraîner un mouvement psychique chez son lecteur. Les patients parlent très souvent de leur rencontre avec le texte de Freud qui leur a ouvert les yeux sur un point précis ou a modifié de manière intime une croyance. Certains textes vous enseignent, produisent cet effet même si leur visée n’est pas explicitement celle d’une transmission.

Le livre de J.B. Pontalis  Frère du précédent  m’a enseigné. Il a produit en moi un effet de travail. JB Pontalis se met au défi d’écrire sur ce qu’il éprouve à l’égard de son frère aîné, « le précédent ». Défi à l’égard de lui-même, de sa place d’analyste, de sa capacité à soutenir les émois qu’il met en jeu. JB Pontalis a mis plusieurs années pour écrire ce petit livre. Il pressent qu’il va aller en Enfer. Il se sent empêcher d’écrire sur son lien à son frère. Écrire sur n’importe quoi d’autre est pour lui un plaisir .

Il le confie ainsi  à Pascale Arguédas: « Ce livre-là, il me fallait l’écrire. Pas question de reculer. On aurait dit que je partais pour la guerre.  J’ai eu beaucoup de mal à m’engager dans ce livre, à le finir surtout. Je me suis battu avec lui comme je me suis battu avec mon frère. Je savais qu’à l’écrire j’allais entrer dans une guerre. Oui, je me suis bagarré avec ce livre, je l’arrêtais, le reprenais, comme si de temps en temps j’allais me réfugier à l’arrière avant de repartir au front. » L’analyste qu’est JB Pontalis, parce qu’il ressent une résistance à le penser et à l’écrire, sait qu’il doit l’écrire. De même, Freud éprouvait un embarras dont il s’était libéré en écrivant la Lettre à Romain Rolland. Ce petit livre porte la trace de ce combat avec l’ange-démon fraternel.

Le livre n’a donc pas les références usuelles : il n’est pas un essai sur la fraternité et ses illusions masquant la haine, il n’est pas un travail théorique sur la « frérocité », selon l’invention de la Revue Littoral, il n’est pas non plus un recueil littéraire des figures de doubles fraternels, il n’est pas non plus une autobiographie : il est une sorte de lettre à soi-même qui nous enseigne secondement.

Il est construit comme une cure où une association fait venir un souvenir d’enfance, qui lui-même fait venir une métaphore par le biais d’un couple de frères, mythiques, historiques ou simplement connus. Peu à peu, se dessine un autre espace en creux, induit par les courts récits. Il nomme cette écriture « écriture fragmentée ».

JB Pontalis parvient à dire sa haine et son mépris pour son frère qui, enfant, le dominait. L’enfant en lui se réjouit de sa déchéance, de son impuissance à vivre et à aimer. La levée des résistances lui ouvre d’autres espaces psychiques. L’écriture a produit l’avancée d’une perlaboration qui renverse son écoute d’une cure dont le récit en est si proche de son histoire qu’il fait entendre que c’est cette proximité même qui l’assourdissait. Le lecteur se demande même si le récit de cette cure est une fiction construite ou le récit d’un cas ou l’histoire même de JB Pontalis avec son frère et sa mère. On y entend la haine à l’égard du frère qui capte l’amour de la mère comme s’il était fils unique, et la complicité de la mère dans cet amour pervers. Haine fondée sur la certitude qu’elle préfère l’autre.

Certains mots prennent du poids : Indivision de la fratrie qui surgit dans la violence meurtrière des successions. Silence entre les frères et proximité des souvenirs  communs d’enfance. Guerre fratricide et fraternisation.

Ce texte est une forme de monographie de la « frérocité ». Il tient les fils d’une circulation des signifiants et du nom propre entre les générations. Chacun des frères est agi par le même nom propre. JB Pontalis fait chuter le nom de Lefêvre-Pontalis qu’il partage avec sa famille pour valoriser celui de Pontalis acquis trois générations plutôt et se différencier par une lettre, le B de JB, du F de JF de son frère, initiales par lesquelles leur mère les nommait.

Frère du précédent n’est pas une autobiographie. Il obéit à un autre logique celle de l’écriture de l’inconscient où la chose ne peut être dite que de biais, par des détours sur lesquels la parole va peu à peu prendre appui. Après s’être appuyé sur une sorte d’illustration, sur un récit comme on feuillette une iconographie, JB Pontalis reprend la parole et y livre le trait de son histoire, un ressort de lui-même que le récit a fait parler. Depuis ce rebond, trace de la perlaboration advenue pendant le temps de l’écriture, il peut alors conclure le récit qui a joué son rôle de métaphore. Ces chemins de biais l’ont préparé pour construire un chapitre où il affronte la vérité qui se crée sous sa plume et devant nos yeux, vérité qui advient, qui se lève dans la douleur du travail d’écriture. Ce n’est plus JBP qui s’est  laissé porter par son écriture fragmentée, succession d’instants de voir, mais l’analyste Pontalis qui communique son temps pour comprendre et qui conclut.

JB Pontalis qualifie son travail d’autographie. Ce n’est pas un récit de sa vie, ni d’une présentation de soi comme le Freud de Selbstdarstellung. Mais une tentative d’aller par l’écriture à un point crucial qui origine, -origyne écrit Lacan dans L’Étourdit- une douleur en soi en se laissant guider par la méthode analytique. Comme si l’écrivain devenait l’observateur de l’analyste à l’écoute d’un cas qui serait lui-même. Ce dédoublement crée une sorte de jeu infini dans des miroirs décrivant la même scène. Scène mise en mouvement  comme par le Grand Architecte d’un palais de glaces où l’angoisse inhibe la pensée d’offrir à voir la répétition de la même scène qui emprisonne dans un reflet sans fin. Il peut conclure à l’absence d’amour de sa mère pour lui qui s’efforçait de la séduire. La structure du livre en est le reflet.

Cette manière d’écrire est une des écritures possibles de la psychanalyse. Ce genre de livre est aussi le symptôme de l’écriture de la psychanalyse aujourd’hui. Après les études de cas de Freud, il n’est plus possible de recommencer. Tout s’y oppose. Il faudrait à un tel psychanalyste une maîtrise exceptionnelle de l’art d’écrire sans être un écrivain de profession, il  lui faudrait livrer des signifiants essentiels pour l’architecture du cas et non pas les travestir pour garder la discrétion, il faudrait une forme du texte qui puisse rendre compte des différents niveaux de lecture.

Il y a un masque à la vérité qui est intrinsèque à l’écriture. Serge Leclaire conclut son article Le réel dans le texte in Littérature et Psychanalyse, celui où Lacan publie Lituraterre :  « Écrire est d’abord une tentative impossible pour maîtriser le texte inconscient. Mais peut-être est-ce par l’impossibilité même de sa tentative que l’écrivain retrouve vraiment le réel. »

M. Duras, dans Le Ravissement de Lol V. Stein, retrouve le réel sous la forme d’un manque et d’une présence obsédante du regard qui entoure Lol. Analystes, nous pouvons, dans l’après-coup de la lecture, entendre ce qui se ici démasque du Réel. Cet autonomisation du regard, objet a persécutant, est exactement ce que l’on retrouve dans la psychose, où le regard voit et est vu voyant à 360°.

Mais qu’en est-il pour l’analyste dans son écriture, dans sa tentative impossible? Comment démasquer ce qui ne peut que se masquer et se travestir  pour  donner à entendre une bribe, un fragment du texte que le patient déploie ? Lacan conclut Lituraterre en renvoyant dos à dos parole et écriture, l’un  et l’autre ne sont pastout.  Il écrit : « En d’autre termes le sujet est divisé comme partout par le langage, mais un de ses registres peut se satisfaire de la référence à l’écriture et l’autre de la parole. »

LACAN A ÉCRIT L’ÉTOURDIT  COMME UN RÊVE ET UNE ÉNIGME

 

Le mathème inventé pour transmettre la psychanalyse.

Peut-on dire que l’aboutissement du masque est le mathème ? Est-ce que le mathème transmet la psychanalyse ? Lacan amorce sa réflexion sur la littérature, à partir de Joyce, dans un séance du Séminaire du 12 mai 1971, intitulé « Leçon sur Lituraterre » [11] . Ensuite, i,l fait part pour la première fois de la fonction du mathème, le 4 novembre 1971. Le mathème doit être écrit, il n’est pas une simple abréviation, mais il a l’ambition de dénoter une structure réellement en cause dans le discours psychanalytique et, à partir de là, dans les autres discours. Une des fonctions du mathème est de permettre une transmission du savoir psychanalytique, transmission portant sur la structure en dehors des variations propres à l’imaginaire et échappant à la nécessité du support de la parole de l’auteur. Il est dans la ligne de ce que Lacan annonce dans l’édition ultérieure de Lituraterre : « Ici mon enseignement a place dans un changement de configuration qui s’affiche d’un slogan de promotion de l’écrit ». « En ce sens, le mathème est  » fixion  » de ce qui du réel échappe toujours au dire. »

Le mathème est ainsi un appui pour désigner ce qui deviendrait  instable. Il permet que cesse la dérive et, parce qu’il est représentable, il facilite le mouvement de la pensée. Il n’est pas en lui-même un écriture de la psychanalyse car il n’existe que par le commentaire dont il facilite la communication. Je le comparerai à une représentation géométrique. Un triangle, tout le monde l’appréhende, mais il peut aussi être désigné par une de ses multiples propriétés. Mais si on dit l’une des propriétés, il n’est pas évident pour tous qu’un triangle est visualisé immédiatement. Il faut un commentaire.

À partir de l’invention et de la systématisation des quatre discours énoncés à l’ouverture du séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse, 1969-70, logiquement, Lacan veut écrire son discours, celui du psychanalyste, comme le discours psychanalytique : un discours d’où le signifié ne serait pas mis en position centrale, phallique, discours qui se déduit de « l’ab-sens » du rapport sexuel. L’Étourdit  résiste au commentaire. Il appelle l’interprétation. Il fonctionne comme un rêve et une énigme. L’Étourdit est cet effort de transmission. Il doit se comprendre comme le pendant écrit des mathèmes et de la topologie, la mise en écriture de l’énigme.

Dans L’Étourdit chaque mot qui pourrait être une clé de voûte du discours est subverti pour faire venir une polysémie par homophonie. Dans ce texte s’accumulent les inventions langagières qui déconstruisent le texte écrit pour le réduire à une dit-mension orale.

L’effet de cette tentative est de faire entendre l’instabilité foncière du discours analytique : il est labile et sans statut, il n’a pas de renvoi signifiant à l’intérieur de lui-même,  car l’analyste et analysant sont disparates, à la différence du couple maître-esclave par exemple.

On peut donc rétrospectivement relever l’usage de la langue que fait Lacan pour s’approcher du discours psychanalytique. Avant l’invention des 4 discours, on est plutôt du côté du Witz et de l’interprétation. Déjà dans Lituraterre paru en Octobre 1971, apparaissent des jeux sur la polysémie et l’équivoque homophonique à la manière de Joyce tels que « messe-haine », jeux qui vont proliférer dans L’étourdit, daté du 14 juillet 1972 et construire dans le texte une épaisseur d’étoffe qui, à chaque pas, fait énigme, comme des pensées de rêve dont le contenu manifeste ne serait pas livré.

L’écriture de la psychanalyse est ce développement. C’est en cela qu’elle n’est pas comme la littérature. Même si nous, psychanalyste, pouvons en apprendre beaucoup des artistes sur nous-mêmes en tant d’individus soumis à la mort et à l’angoisse, ce que nous avons à en écrire c’est après avoir été traversés et transformés parce que nous enseigne nos analysants. L’écriture pour l’analyste devient-elle alors une compensation au silence pendant la cure ?

 

 

POURQUOI J’ÉCRIS ? LE POUSSE-A-ÉCRIRE.

Dans mon écriture de la psychanalyse, se retrouve l’interférence, l’interaction des 3 axes qui soutenaient la démarche de Freud.

·      Une dimension pulsionnelle, poussée motrice conjuguée à un désir d’un savoir sur soi ;

·      Une dimension transférentielle, se mettre au clair, sortir d’une idée encombrante encore prise dans le moule de l’autre, patient ou théoricien, « maître en psychanalyse »,  se défaire de l’emprise de sa pensée sur ma pensée, par laquelle il l’aliène. Ce que Freud nomme die Enfremdung.

·      Une dimension de sortie du narcissisme par le miroir de l’accueil des autres, des pairs psychanalystes. À la fois transmission en soi et pour la psychanalyse dans le monde où je vis …

Quand elle n’est pas un exposé théorique, même soutenu en arrière plan par l’expérience clinique, l’écriture de la psychanalyse aujourd’hui doit se soutenir d’un paradoxe, d’une contradiction : elle est une fiction freudienne dans le mouvement d’une fiction, mais elle est aussi une « fixion » comme Lacan l’écrit dans  L’Étourdit . Son récit doit être tenu, fixé par la structure dont elle rend compte.

Est-ce qu’il ne serait possible d’écrire qu’à partir du transfert, comme en contrôle, depuis le lieu d’interférence entre l’analyste et le patient, c’est à dire le Sujet en état de mouvement psychique autour de sa compulsion ? Est-ce que l’écriture de la psychanalyse ne revient pas à écrire pour un lecteur analyste qui est mis à la place transférentielle instaurée dans la situation de contrôle, place qui peut aller jusqu’à la passion ? [11]

Cette voie est parsemée d’écueils. Elle aboutit  à ce que nous constatons aujourd’hui soit il s’agit d’une vignette neutre réduite à l’exigence de conformité de la nomenclature IPA , un fragment de rêve contextualisé, soit une abstention de monographie, sauf dans les exemples cliniques issus des analyses avec les enfants, quand il n’y pas de crainte qu’ils s’y retrouvent.

JB Pontalis montre une autre voie : se prendre soi-même comme objet. C’est la voie de Frère du précédent .

Il y a quelques années, j’ai tenté d’écrire quelques pages intimes, dans le style de ce qu’il nomme, dans Fenêtres, le discours fragmenté, sur des points extrêmes et personnels qui ne seront à lire que pour les très proches. Chacune de ces pages a produit un pas libératoire comme le sentiment éprouvé après une séance où une résistance a été franchie. Cette écriture n’est pas du côté de l’aveu, de la biographie intime, mais bien centrée par le point qui fixe le sujet à son réel, à ce qui ne s’est pas encore dit mais ne cesse pas de se faire entendre, à ce qui n’a pas été dit à la cantonade et ne le sera sans doute jamais.

Avant l’usage de l’ordinateur, j’écrivais dans une tension motrice certaine, avec addictivité. Il fallait que je noircisse la page blanche jusqu’à l’apaisement du silence au bout de la plume. Cette tension, je ne peux que la comparer à ceux qui doivent absolument faire leur jogging pour se sentir bien. Elle est une jonction entre la pensée et la pulsion  motrice. Je pense qu’alors, après avoir écrit, je me sentais en vie. Écrire, c’étais alors écrire physiquement jusqu’à la crampe de l’écrivain, jusqu’à l’apaisement du dernier mot.

Avec la maîtrise de Word, et l’âge venant, mon rapport à l’écriture est devenu autre. La préoccupation de ce qui restera après, le désir de transmettre sont un « toujours-là » dans l’écriture.

 

Perec écrit in Penser /classer  en 1985 :

De la succession de mes livres naît pour moi le sentiment, parfois réconfortant, parfois inconfortable(…), qu’ils parcourent un chemin, balisent un espace, jalonnent un itinéraire tâtonnant, décrivent point par point les étapes d’une recherche dont je ne saurais dire le « pourquoi » mais seulement le « comment » : je sens confusément que les livres que j’ai écrits s’inscrivent, prennent leur sens dans une image globale que je me fais de la littérature, mais il me semble que je ne pourrai jamais saisir précisément cette image, qu’elle est pour moi un au-delà de l’écriture, un « pourquoi j’écris » auquel je ne peux répondre qu’en écrivant, différant sans cesse l’instant même où, cessant d’écrire, cette image deviendrait visible, comme un puzzle inexorablement achevé. » La question qui ne deviendra lisible qu’au seuil de la mort, « cessant d’écrire », maintient Perec en vie. Tout écrivain écrit sur fond de mort et l’écrit est une inscription sans fin sur la dalle de la pierre tombale

L’analyste quand il se pose cette question, il est soutenu par le transfert et par l’exigence éthique de ne pas se détruire. L’analyste qui écrit trouve ce point ultime d’inconnu dans ce qui l’agit  par le biais du transfert toujours répété.

Pour un psychanalyste, la transmission s’impose. Comment ne pas transmettre ce en quoi il a cru, ce à quoi il a consacré tant de moments. Mais quand un analyste écrit et s’engage dans son écrit, est-ce que cet écrit devient pour autant une écriture de la psychanalyse ? Le ternaire que j’ai dégagé au début de cet exposé me paraît maintenant prendre tout son sens : L’analyste engagé dans l’acte d’écrire soutient son écriture avec le transfert, dans son désir de transmettre et depuis son rapport au Réel, de ce qui lui est impossible à symboliser.

L’analyste se construit en permanence cette méditation dans son fauteuil. Mais il sait aussi que c’est une pensée qui s’évanouit et qui ne peut être retrouvée qu’en présence de l’analysant. Par le miracle du transfert, ce qui a été pensé alors revient. L’effort d’écriture est de faire revenir cette pensée, due au transfert, en l’absence du patient. Ce qui donne envie d’écrire est de construire le territoire de ses idées, de sortir du flou de la pensée qui s’échappe, de saisir ce qui la soutient, pour lui donner une forme transmissible.

 

Alain DENIAU

7/10/2009

Pascale Arguédas demande encore à Pontalis :

 

Dans la Traversée des ombres, vous écrivez : « Écrire est un vice impuni. Pourquoi quitter l’heureuse place du lecteur pour chercher à s’imposer comme auteur ? ». Oui, pourquoi ?

Cela revient à poser la question : pourquoi écrivez-vous ? J’aurais bien emprunté la réponse à Valéry, « par faiblesse », ou à Beckett « Bon qu’à ça » mais ces réponses ne seraient pas véridiques. J’ai toujours eu le goût d’écrire. On dit qu’on écrit pour être aimé et surtout pour être reconnu, dans les deux sens du mot, en tant que personne et par quelqu’un, même un seul lecteur. Quand on est connu et reconnu par plusieurs, tant mieux, même si ce n’est pas l’objectif. En ce qui me concerne, être reconnu, ça me ramènerait peut-être à l’enfance où je ne me suis pas senti reconnu par ma mère. Par mon père oui, mais il a disparu quand j’avais neuf ans.

 

 


[1] W.Muschg, Professeur ordinaire de langue et de littérature allemande à l’université de Bâle (1936-1965, recteur en 1949)
[2] Freud als Schriftsteller
[3] J. Lacan, Lituraterre, Littérature n°3, p.3
[4] S.Freud, Études sur l’hystérie,  PUF Bibliothèque de psychanalyse, 1975, p. 127 & O.C., II, 2009, p. 182 : « et cela ne cesse de me faire à moi-même une impression singulière de voir que les histoires de malades que j’écris se lisent comme des nouvelles et sont pour ainsi dire privées de l’empreinte de sérieux de la scientificité . »
[5] Exemples cas Emmy p. 38, entretien du 8 mai, et du 10 mais et p.69,  dans la traduction Anne Berman et O.C. p. 69 et p.108. Dans les deux phrases commentées ici on voit que la notion de mouvement  dont rendent compte les mots weit/ fahren, loin et marche, sont estompés par la traduction ambages et prendre connaissance.
[6] François Roustang dans le numéro de l’automne 1977 de la NRP « Écrire la psychanalyse » avait étudier le style de Freud sur la plan de logique de construction et du vocabulaire, en reprenant l’article de W. Muschg « Freud écrivain » publié dans La Psychanalyse n°5, que commente Jacques Schott.
[7] Lettre de Freud à Jung du 30 juin 1909
[8] Terme introduit par Hegel et par la psychiatrie dans le sens d’aliénation. Freud en le reprenant lui donne un sens autre métapsychologique, lié à l’invention de la psychanalyse  pour ce qui marque la distance et l’hétérogène entre le moi et la sexualité, entre le moi et le surmoi, entre le sujet et le monde extérieur, vis à vis de l’organe génital féminin, l’enfant à l’égard des personnes, l’Homme aux loups enfants à l’égard de son père, soit « le processus par lequel quelque chose ou quelqu’un devient étranger » . Traduire Freud, article étrangement, p. 101, PUF.
[9] Cl. Herrenschmidt montre que les Grecs d’Athènes se sont sortis de la guerre civile, en 403, en adoptant l’écriture Ionienne, adoption qui a laissé une trace dans la langue sous la forme de la perte d’une lettre le h aspiré, p. 172.
[10] Un pré-texte est dit le 12 mai 1971 dans le cadre du Séminaire XVIII D’un discours qui ne serait pas du semblant
[11] cf le livre d’Élizabeth Geblesco Un amour de transfert et l’exposé que Danièle Lévy en a fait le 3/10/2009 (à paraître)