Danièle LÉVY
Le contrôle s’impose

Journée de l’AIHP du 26 septembre 2009

« Le contrôle s’impose »

Rédaction d’un exposé fait lors de la journée de l’A.I.H.P. (Association internationale d’histoire de la psychanalyse) le 26 septembre 2009.

Cette journée avait pour thème : « La passion de transfert dans la supervision à partir du livre d’Elisabeth Geblesco « Un amour de transfert » (Éd. EPEL, mars 2008)

Un avantage des pratiques conseillées, qu’on appelle volontiers aujourd’hui « bonnes pratiques », qu’elles soient obligatoires ou simplement entrées dans les mœurs, c’est qu’on n’a pas à s’interroger sur les raisons qui vous mènent à vous y plier. C’est l’avantage de toutes les règles une fois qu’elles sont admises, c’est-à-dire une fois que je me suis reconnu (e) concerné par elles. On ne s’interroge pas sur les raisons de la loi. On ne se demande pas pourquoi il faut dire bonjour, au revoir, merci (exemples de « lois non écrites !). Quoique… nous sommes bien placés pour savoir que pour certains, enfants et autres, c’est vraiment un problème. L’économie de pensée (et de perplexité) devient un inconvénient, particulièrement quand de la psychanalyse est en jeu. J’ai voulu m’intéresser sous cet angle du devoir et du pouvoir aux règles et prescriptions concernant le contrôle. Les textes fondateurs de l’Ecole freudienne de Paris sont venus centrer la réflexion.

Les débats qui ont animé cette Journée m’amènent à donner d’abord quelques précisions sur les enjeux de la création de l’Ecole freudienne, avant d’examiner comment la question du contrôle y est traitée. Le traitement original de cette question permet quelques réflexions sur l’éthique du contrôlant, terme que je propose pour le mettre en parallèle à celui d’analysant. Lacan avait introduit ce terme pour souligner que celui qu’on appelle d’ordinaire le « patient » est actif dans son analyse, qu’il s’y engage et qu’il y fait quelque chose. Il répartit ainsi les fonctions dans la cure : l’analysant est à la tâche, c’est chez lui que se fait le travail, un travail dont l’instrument est la règle fondamentale. Ce qui revient à l’analyste est de l’ordre de l’acte : son intervention, toujours ponctuelle, a pour effet de dévier la chaîne associative vers ce que spontanément, obstinément, elle contournait. Pareillement, celui qui entreprend un contrôle a quelque chose à faire, il ne se fait pas plus contrôler qu’on ne se fait analyser, et sa tâche se conforme à certains principes que j’essaierai de dégager. Je ne traite pas ici de la fonction du contrôleur, elle serait à interroger à partir des pratiques, mais on peut penser que les deux places se répondent. Elles se répondent en effet, sur un terrain commun qui se découvre à partir de la notion centrale du désir du psychanalyste.

Partant de là se dessine une éthique du contrôlant (celui qui entreprend un contrôle, ou se devrait de le faire) ainsi que sur la nature du transfert engagé dans le contrôle. Le cas exemplaire d’Elisabeth Geblesco sous-tend ces réflexions.

La place du contrôle dans le cursus analytique est conçue de façon originale dans l’Ecole freudienne de Paris. Le contrôle n’est pas situé comme une obligation, ni comme la clé d’un cursus. Mais il est une conséquence de l’engagement dans la psychanalyse. L’engagement dans la psychanalyse est évidemment personnel, mais comporte aussi et de ce fait même une responsabilité personnelle et sociale. C’est-à-dire politique ?

I. Enjeux de la création de l’Ecole freudienne de Paris

Chez les lacaniens, il y a comme un flou autour du contrôle. Il est peu ritualisé et semble peu conceptualisé. En tout cas il ne donne lieu qu’à peu de publications. À ma connaissance, il en va plus ou moins de même dans la littérature liée à l’IPA, probablement pour d’autres raisons : la « technique » est réservée aux praticiens, il n’y a pas lieu d’en faire état publiquement.

Chez les lacaniens, le contrôle n’est pas une obligation ; ce n’est pas une condition sine qua non de la pratique analytique. La fameuse expression « le psychanalyse ne s’autorise que de lui-même » semble destinée à le dire inutile. Il est pourtant très généralement pratiqué. Voyons comment la question est traitée dans le texte fondateur de l’Ecole Freudienne de Paris, daté de juin 1964 et intitulé Acte de fondation.

A. Le contexte antérieur

Même si l’Acte de fondation est signé Lacan, il n’exprime pas son caprice ou sa théorisation personnelle. La fondation de l’Ecole vient évidemment en réponse à la rupture de 63, mais c’est son enjeu de fond qui est à souligner. Il s’agit de fonder une nouvelle communauté psychanalytique en lui donnant des principes de fonctionnement révisés par rapport à ceux qui régissaient les sociétés traditionnelles. Il convient alors de rappeler trois points d’histoire :

1) 1953, le moment où un certain nombre de psychanalystes démissionnent de la SPP n’est pas 1964. Entre temps, il y a eu la SFP (Société française de psychanalyse) créée par ces démissionnaires ; c’est-à-dire les dix ans du « retour à Freud ». Ces dix ans comportaient déjà une longue réflexion commune sur le fonctionnement associatif d’une communauté psychanalytique. La réflexion sur le fonctionnement associatif est une constante du mouvement analytique. Elle devenait inévitable pour ceux qui avaient fait ce geste de démissionner, puisque à l’origine de leur geste il y avait le refus d’un certain type de fonctionnement. 1953, ce sont quelques-uns, Lacan les suit, puis pas mal d’autres, qui claquent la porte de la seule association psychanalytique existant en France à l’époque, dans un moment où il s’agit, avec la création de l’Institut, du mode de formation des psychanalystes. Les projets de statuts, rédigés respectivement par Nacht et Lacan, ont sensiblement le même contenu ; c’est sur le type d’organisation de la scolarité que porte le désaccord. Tout mode d’organisation porte en lui un type de lien social, c’est-à-dire, une conception du sujet et de la place du savoir ainsi que de ses relations avec le pouvoir et l’autorité, toutes questions que Lacan travaillera à déplier.

2) Ceux qui claquent la porte de la SPP après la mise en minorité (de justesse) du projet signé Lacan ne veulent pas pour autant quitter l’association internationale fondée par Freud. C’est pourquoi ils demandent à l’IPA le statut de Groupe d’études pour leur nouvelle association. Telle est la raison pour laquelle la fameuse Commission Turquet enquêtera, pendant près de dix ans. Cette demande de reconnaissance n’émane pas d’une personne ni même de quelques personnes. C’est la demande d’un groupe déjà institué.

3) 1964, c’est la porte claquée par l’IPA au nez de la SFP parce qu’il y a Lacan dans son sein (Lacan et Dolto). C’est alors que Lacan va prendre la figure d’une exception solitaire. En effet, la décision finale de l’IPA stipule que la SFP peut obtenir le statut de Groupe d’étude à certaines conditions. L’une de ces conditions est que soit retirée à Lacan la fonction de didacticien. Il avait obtenu ce titre des années plus tôt au sein de la SPP. Pour récupérer l’appartenance à l’I.P.A., ils devront donc rejeter celui qui a animé leur travail. D’où, sans parler de la souffrance morale de celui qui a voué sa vie à la psychanalyse, le terrible dilemme devant lequel sont placés ses élèves, nombreux à la SFP : perdre l’appartenance à l’Association internationale fondée par Freud, ou désavouer la dette symbolique qu’ils ont envers Lacan : Granoff appellera ce geste qui est aussi le sien « un coup de couteau dans le dos ». Il est de ceux qui fondent l’APF. Ceux qui ont suivi Lacan l’ont fait parce qu’ils estimaient son enseignement plus juste et plus fécond psychanalytiquement que celui qu’ils recevaient auparavant.

C’est alors que la scission est consacrée. Le clivage qui se produit alors a certes des raisons théoriques et transférentielles sur lesquelles on peut épiloguer. Il a aussi des effets. Un de ses effets majeurs est de séparer l’engagement personnel dans la psychanalyse de la forme institutionnelle que prendra cet engagement. Jusqu’en 1953, il n’existait qu’une société de psychanalyse. Vous souhaitiez devenir psychanalyste, vous demandiez à vous inscrire à la SPP et vous suiviez le cursus – si vous étiez accepté en analyse didactique. Dorénavant, il y aura des possibilités autres, différentes.

B. La différence de l’Ecole freudienne

Abordons maintenant cette différence dans la conception de l’association psychanalytique.

1) Le texte fondateur de l’Ecole freudienne de Paris n’est pas un écrit théorique, à peine est-il théoriquement argumenté. Il s’appuie sur des faits avérés et connus de tous dans le mouvement psychanalytique pour fonder et inaugurer un nouveau fonctionnement institutionnel. L’Ecole freudienne a bel et bien mis en pratique les principes exposés dans l’Acte de fondation. Elle n’a duré que 17 ans, mais les associations issues de son explosion en 1981 ont repris l’essentiel de ce fonctionnement. Des communautés analytiques du même type fonctionnent donc depuis 45 ans. Tant bien que mal, comme toute communauté.

2) L’Ecole freudienne ne se voulait pas révolutionnaire. Ses principes sont plutôt de l’ordre de la révision ou de la réforme. Conservant pour l’essentiel les pratiques instituées dans le mouvement psychanalytique, elle cherchait seulement à mettre sur pied un fonctionnement plus en accord avec les conséquences de la découverte de l’inconscient, spécialement sur le point où il s’agit de la formation de ces praticiens particuliers de l’inconscient que sont les psychanalystes. Le terme d’Ecole, choisi plutôt que celui de Société, souligne cette différence. Mais les psychanalystes n’ont pas le monopole de l’inconscient ; la psychanalyse est seulement une certaine façon de faire avec l’inconscient, la seule qui en fasse apparaître l’existence, en isole la dimension spécifique, en démontre le rôle déterminant. L’Ecole est destinée à la formation des psychanalystes, car sans psychanalyste « digne de ce nom », il n’y a pas de psychanalyse – proposition d’ailleurs réversible. Mais elle ne s’en tient pas là, car l’existence de la psychanalyse a aussi des conséquences au-delà des cures proprement dites.

C’est pourquoi l’Acte de fondation mentionne, à côté d’une Section de la psychanalyse pure, deux autres sections portant, l’une sur les Applications de la psychanalyse à la thérapeutique et à la clinique, l’autre, introduisant l’idée du Champ freudien, autre nom du mouvement psychanalytique au sens large. Les associations lacaniennes conservent cette triple préoccupation, dont il n’est pas facile de nouer les brins.

L’EFP était une tentative de limiter par l’instauration d’un nouveau type de fonctionnement les inconvénients du mode de formation qui s’était imposé peu à peu dans les Sociétés membres de l’IPA. « J’attends tout du fonctionnement », écrit Lacan dans l’Acte de fondation, il le répétera dans la proposition sur la Passe, où il s’agit d’éclairer le comment du devenir psychanalyste.

Les inconvénients du type de fonctionnement qui s’était imposé dans les Sociétés existantes étaient souvent soulignés au sein même de l’IPA. En témoignent des articles célèbres de Balint ou de Bernfeld et bien d’autres. Personne aujourd’hui ne les nie. La question est seulement des conséquences à en tirer.

Un livre récemment paru, Ferenczi après Lacan (éd. Hermann) met en évidence les tensions qui existent depuis les débuts du mouvement psychanalytique entre des conceptions différentes de la cure et de la formation, avec leurs répercussions sur le fonctionnement des communautés. Je signale particulièrement l’article d’Annie Tardits (membre de l’Ecole de psychanalyse Sigmund Freud) qui oppose terme à terme deux conceptions possibles de la formation : celle qui a été mise en œuvre à l’Institut de Berlin, et qui s’est rapidement institutionnalisée, et celle qui allait l’être à Budapest, si les circonstances historiques n’y avaient mis le holà. Très schématiquement, la formation de type « Berlin » sélectionne des candidats « pas trop névrosés » et leur psychanalyse didactique est brève, analyse de l’Oedipe et sensibilisation à la dimension inconsciente. Le reste s’acquiert par la pratique, particulièrement la pratique contrôlée. Ferenczi au contraire soutenait que l’analyse de l’analyste doit être aussi approfondie que possible, incluant notamment « l’analyse de caractère », car le patient ne manquera pas d’accrocher son transfert, en particulier ses résistances, sur les traits de caractère de l’analyste. Or, le caractère se constitue en défense contre les fantasmes archaïques, qui devraient donc être analysés. Finalement, une didactique digne de ce nom devrait aller jusqu’au bout de l’analysable et aboutir à une transformation de fond en comble de l’analyste.

Ce type d’exigence n’a pas été institué, mais ne peut-on considérer qu’il se transmette sous une forme implicite ? Ce terme qualifiant le mode de présence de Ferenczi dans notre histoire vient de notre amie Gilda Sabsay Foks, membre de l’Association psychanalytique argentine et aussi de l’Association d’histoire de là-bas. Ne pourrait-on penser que Lacan lui aussi met en évidence une dimension sous-jacente de la psychanalyse, celle que tout encadrement de type scolaire et hiérarchique prend le risque de refouler ?

Entre ces deux conceptions de la transmission, la psychanalyse laïque représente un enjeu crucial.

3) L’EFP n’était pas destinée à être pérenne. C’était une structure expérimentale, une structure de recherche. Elle proposait une solution à des problèmes qui se posent à tous les psychanalystes, particulièrement quant à la didactique : « Les problèmes urgents à poser sur toutes les issues de la didactique trouveront ici à se frayer la voie (je souligne) par une confrontation entre des personnes ayant l’expérience de la didactique et des candidats en formation » (Acte de Fondation, §1 Section de la psychanalyse pure. On peut retrouver ce texte dans Autres écrits, Seuil, pp. 229 à 236). La « Note adjointe » se conclut sur un paragraphe intitulé « De l’Ecole comme expérience (je souligne) inaugurale ».

Le fonctionnement nouveau devait faire l’objet d’un travail d’élaboration et être soumis à révision critique. Le clivage affiché dans le mouvement psychanalytique (c’est eux ou nous !) et l’afflux de nouveaux membres à l’EFP ont eu pour effet que cette dimension expérimentale a été perdue de vue par beaucoup. Lacan pour sa part continuait son chemin de recherche, même si tout le monde ne le suivait pas. Quelque chose de cet esprit expérimental subsiste chez les lacaniens sous la forme d’une malléabilité, d’une souplesse dans les principes de fonctionnement associatifs, peut-être aussi d’une manie de la fondation et de la refondation … Entre la fixité des règles et leur aménagement, voire leur révision, il n’a jamais été facile de choisir.

Il n’y avait donc pas de quoi fouetter un chat. Et à mon avis, l’histoire du mouvement psychanalytique se comprendrait mieux si l’on voulait bien mettre en regard ses deux courants principaux, qui ne sont qu’apparemment contradictoires et se présentent plutôt comme deux parcours inverses, en bande de Moebius.

Mais venons-en à notre objet, le contrôle.

II. Le contrôle, version lacanienne

« Le contrôle s’impose », l’expression figure deux fois dans l’Acte de fondation de l’Ecole : dans la « Section de psychanalyse pure » et dans la Note adjointe, au §4 « De la psychanalyse didactique dans la participation à l’Ecole ». Il ne figure pas dans les textes définissant les deux autres « sections » de l’Ecole : « Psychanalyse appliquée » et « Recension du Champ freudien ». Il semble donc que ce terme de contrôle soit réservé à celui qui se destine à la psychanalyse « pure », à devenir purement et simplement psychanalyste. Contrôle est un terme psychanalytique et le contrôle est une pratique de psychanalyste. Il se différencie en cela de la supervision, dont l’usage est aujourd’hui beaucoup plus large, même si une certaine connotation analytique n’en est pas absente.

À partir de quoi le contrôle est-il envisagé et que s’en suit-il ? Ces textes peuvent surprendre par leur subtilité, mais leur actualité paraît encore plus grande aujourd’hui qu’hier.

1) Le point surprenant

Le point surprenant est la raison pour laquelle « le contrôle s’impose ». Il s’impose, certes, mais comme « un cas particulier d’un problème plus large ». Ce problème plus large touche bien sûr à la formation du psychanalyste, mais celle-ci n’est pas à ranger sous la même bannière que la certification du psychanalyste car elle pose des problèmes d’un autre ordre. La formation du psychanalyste n’est pas identique à la supervision d’un apprenti par un Compagnon, puis par un Maître, même s’il existe des ressemblances sensibles. Selon Lacan, le contrôle s’impose pour résoudre « un problème urgent posé par la réalité ». Quelle est cette réalité ? « Le besoin qui résulte des exigences professionnelles chaque fois qu’elles entraînent l’analysé en formation à prendre une responsabilité si peu que ce soit analytique ». Le §4 de la Note adjointe précise : « Il est constant que la psychanalyse ait des effets sur toute pratique du sujet qui s’y engage. Quand cette pratique procède, si peu que ce soit, d’effets psychanalytiques, il se trouve les engendrer au lieu où il a à les reconnaître. Comment ne pas voir que le contrôle s’impose dès le moment de ces effets, et d’abord pour en protéger celui qui y vient en position de patient ? ».

Je relève encore ceci : « C’est à l’intérieur de ce problème et comme un cas particulier que se situe celui de l’entrée en contrôle ». Et plus loin : « dès le départ en tout cas, un contrôle qualifié sera dans ce cadre assuré au praticien en formation dans notre Ecole ».

Ce qu’il s’agit donc de contrôler, ce sont les effets analytiques produits par l’analysant dans sa pratique professionnelle, quelle qu’elle soit, du fait même de son analyse en cours. Il se confirme là que le contrôle n’est pas une simple supervision, mais qu’il est par nature psychanalytique, destiné à celui qui se destine à la pratique psychanalytique et, la suite va le montrer, impliquant, supposant une expérience effective de la psychanalyse.

Je rapproche ceci de la phrase de Freud sur ce qui fait le psychanalyste : celui qui s’est convaincu par sa propre expérience de l’existence de l’inconscient, celui-là est psychanalyste. Il l’est, dirais-je, virtuellement, il l’est presque ; il peut le devenir à condition de faire ce qu’il faut pour cela. « À quoi reconnaît-on le psychanalyste ? se demande Lacan dans le séminaire sur l’Ethique. Réponse : « Au mal qu’il se donne pour le devenir ».

Le contrôle s’impose donc du fait des responsabilités analytiques prises volontairement ou involontairement par les praticiens, dès lors qu’ils se destinent à la psychanalyse. Cela vaut pour le cas où ils ont affaire à des « patients, s’ils ont une pratique  clinique ou thérapeutique, mais aussi s’ils sont enseignants par exemple. Nuance essentielle à saisir, le contrôle n’est pas une précaution particulière prise en vue du bien de ces patients. Il ne s’agit pas particulièrement de les « protéger contre les charlatans », comme lorsqu’il s’est agi de réglementer la psychothérapie. Le terme responsabilité psychanalytique signifie que les effets analytiques doivent recevoir des réponses analytiques ; à défaut, les patients se trouveraient en situation d’analyse sauvage, ou bien l’émergence chez eux de formations de l’inconscient (Séminaire de 1955-56) se trouverait maltraitée, rabattue par une compréhension psychologique ou un acte médical. En fin de compte, c’est l’éventuelle analyse de ces personnes qu’il s’agit de protéger.

Le contrôle fait double emploi. Notre apprenti apprendra aussi à repérer les effets analytiques, qui ne se produisent pas que dans les cures proprement dites, éventuellement à reconnaître une demande d’analyse en la distinguant d’effets analytiques ponctuels.

Quel que soit le métier que les candidats en formation exercent pour gagner leur vie et payer leur analyse, qu’ils se présentent comme psychanalystes ou non, leur exercice comporte déjà une responsabilité personnelle de nature psychanalytique, tant à l’égard du patient que par rapport à la psychanalyse. C’est donc leur responsabilité personnelle, en tant qu’engagés vers la psychanalyse, de prendre un contrôle pour les « cas » qu’ils ont à traiter. Tel est le problème posé par la réalité. Et c’est d’abord à ce titre que le contrôle fait partie de la formation.

Le contrôle est aussi une responsabilité de l’Ecole, puisqu’elle se porte garante de la formation analytique de ses membres.

Telle est la solution, subtile mais rigoureuse, que Lacan apporte à l’éternel problème qui se pose dans la réalité : les futurs analystes ont des pratiques analytiques avant d’être des psychanalystes reconnus, mais ils ne doivent pas le dire. Ce « mensonge initial » a favorisé la diffusion du terme de psychothérapeute, surtout pour les « laïcs », c’est-à-dire pour ceux qui n’ont pas de titre reconnu, pas de couverture autre. En ce sens, les « psychothérapeutes » ont bel et bien poussé sur le terrain de la psychanalyse. Mais parallèlement, des « psychothérapeutes » poussaient aussi sur d’autres terrains, soit pré-psychanalytiques (hypnose, variantes du magnétisme, découverte du conditionnement par Pavlov ou Watson), soit post-psychanalytiques, au sens du dépit de personnes déçues par leur analyse : c’est le cas de la plupart sinon de tous les inventeurs de « nouvelles thérapies ». Les deux, ou trois espèces de psychothérapeutes se rejoignent aujourd’hui par-dessus nos têtes et nous en sommes fort embarrassés. La solution lacanienne consiste en ceci que les devenant psychanalystes, non encore psychanalystes certifiés, peuvent être accueillis sous l’aile des sociétés de psychanalyse à condition d’être accompagnés psychanalytiquement. Modernité de cette solution…

Remarquons aussi ce qui manque : dans l’Acte de fondation, il n’est nulle part spécifié que le contrôle soit indispensable pour devenir psychanalyste, ni même pour que l’Ecole vous reconnaisse ce titre. L’essentiel de la formation est défini dans la phrase déjà citée : « une confrontation entretenue entre des personnes ayant l’expérience de la didactique et des candidats en formation. » Le contrôle en est un élément parmi d’autres.

2) L’analyse est didactique

Peut-être faut-il rappeler ici la position de Lacan sur ce qu’est une didactique : la psychanalyse « pure », c’est-à-dire menée sans concession et jusqu’à ses ultimes conséquences, est didactique puisqu’elle apporte un savoir nouveau qui est aussi un certain savoir faire avec l’inconscient. Allons plus loin : toute psychanalyse est dans une certaine mesure didactique, elle apprend, elle fait apparaître quelque chose de la dimension inconsciente, d’où les « effets analytiques » et la nécessité pour un futur analyste de les repérer. Qu’un analysant veuille ou non s’engager dans une pratique analytique, c’est sa décision, étant entendu que ce vœu sera passé par l’analyse. Une analyse menée sans concession et aussi loin que possible est exigible d’un psychanalyste, au moins en principe. Nous ne discutons pas aujourd’hui de la question de la fin de l’analyse, sur laquelle Lacan s’interrogera longuement et proposera notamment la thèse fameuse de la « traversée du fantasme », rejoignant « l’analyse de caractère » soutenue par Ferenczi, cf. l’article d’Annie Tardits déjà cité.

Quant au didacticien, c’est celui qui a mené à terme au moins une analyse qui s’est avérée didactique. C’est tout ce qu’on peut en dire, en l’absence d’une conceptualisation plus avancée, dont la passe interrogera la possibilité. Lacan est un pragmatique, au sens où il tient compte des faits et des usages lorsqu’ils paraissent solidement établis ; mais il entend aussi s’interroger sur ce qui les justifie analytiquement.

En résumé, la didactique n’est au départ qu’une intention ; on ne peut pas plus prévoir ce qu’il en adviendra qu’on ne peut dire si le candidat se mariera, quand et avec qui, ni s’il sera heureux en ménage ! Une didactique, c’est d’abord une analyse et réciproquement, toute analyse peut en principe s’avérer didactique. Prétendre le prédire, ce serait en contradiction avec ce qui résulte de l’existence de l’inconscient – ne serait-ce que les transferts ! Quant à l’entrée en analyse, étant donné qu’elle ne peut résulter que d’une décision personnelle, l’analysant qui pense s’engager dans une didactique ne peut que rester libre de choisir son analyste.

3) Signification du « membership »

Dans d’autres institutions analytiques, l’admission en contrôle confère le statut d’élève. Dans l’Ecole freudienne, ce premier pas reconnu vers l’analyse se déplace sur le devenir membre. Comment devient-on membre de l’Ecole ? la réponse est : on entre à l’Ecole sur la base d’un travail, de préférence en cartel, c’est-à-dire, en petit groupe, un petit groupe qui souhaitera s’enregistrer dans l’Ecole, ou d’un travail singulier qui sera mis en commun à un moment ou à un autre. Pourquoi ? Parce que seul le travail témoigne d’un engagement subjectif, donc d’un désir à l’œuvre. C’est le geste joint à la parole.

Inutile de préciser que celui qui se destine à l’exercice aura aussi entrepris une analyse et qu’elle sera relativement avancée. Mais cet engagement-là n’est pas indispensable pour être membre de l’Ecole, puisqu’il y faut une décision que chacun prend quand vient son temps, s’il vient, et la rencontre avec un analyste qui convienne. Le travail en revanche fait foi, si l’on en donne des signes crédibles. C’est sur cette crédibilité du travail et sur son intérêt pour l’analyse que le Directoire se prononce pour admettre un membre. La volonté d’inscrire ce travail dans le cadre proposé par l’Ecole se mesure en termes de présence, d’assistance aux groupes de travail qui y sont proposés et autres témoignages portant sur le style de travail du candidat. Ceci indique qu’un travail solitaire ne fait pas foi, il faut le confronter, il faut écouter les autres engagés dans la même direction.

C’est donc un désir, un désir déjà orienté qui se trouve reconnu lorsque quelqu’un est accepté comme membre de l’Ecole. Un désir a trouvé son adresse. Ce n’est pas une capacité, ni même un talent qui est reconnu. Tant mieux si l’un ou l’autre est là, mais l’Ecole n’est pas un institut de formation professionnelle. C’est d’abord un lieu où des désirs qui se portent sur la psychanalyse, sur cette version lacanienne de la psychanalyse, trouveront à se développer.

4) Du désir du psychanalyste

Trois remarques à propos de ce terme de désir appliqué au devenir psychanalyste :

1) Le terme de désir du psychanalyste se conçoit sur le modèle de ce que Freud appelle « choix d’objet » : une organisation relativement stable de l’intrication des pulsions, qui va centrer la vie du sujet. Différents vœux inconscients ont trouvé à se synthétiser (jamais tous) dans la recherche d’un type d’objet déterminé. Le désir du psychanalyste a la psychanalyse pour objet, ce qui ne veut pas dire qu’il s’en empare comme on se saisit d’un objet pulsionnel, mais que ses actes sont conduits et valorisés dans leur articulation à cette visée. La psychanalyse découple le fait du désir de toute idée d’accomplissement direct, c’est une des nouveautés radicales qu’elle apporte. Le désir est fait pour se mettre en œuvre, c’est lui qui apporte l’énergie de faire et qui l’oriente. La réalisation introduit régulièrement une tout autre dimension, celle de la jouissance.

2) Un désir, il faut le soutenir et pour cela, une certaine reconnaissance doit venir des autres. C’est une reconnaissance symbolique, non pas une reconnaissance imaginaire qui ne peut ramener que le pire parce que la voie et le but s’y confondent. Une reconnaissance symbolique ne dit pas : tu y es, mais seulement, tu peux y aller, avec ces autres là, et peut-être avec eux trouver les moyens d’un certain accomplissement qui ne sera pas de l’ordre de la jouissance.

3) En cours d’analyse, un désir de ce genre peut émerger. C’est forcément une transformation après analyse d’un désir antérieur, celui que le fantasme fondamental subsumait, formation de compromis avec le désir de l’Autre que le récit de l’analysant a permis de déchiffrer. On peut en trouver la source du côté de la curiosité sexuelle infantile et de sa tragique odyssée chez l’enfant. Mais c’est un désir averti : passé par l’analyse et donc d’une façon ou d’une autre averti de la castration.

Cette notion de désir du psychanalyste est la clé de toutes les réflexions lacaniennes sur le devenir analyste. C’est l’autre face, la face cachée de la bande de Möbius analytique. Il renouvelle aussi la conception de la pratique, avec par exemple ce qui sera nommé quelques années après la création de l’Ecole l’acte psychanalytique.

5) Contrôle et titre

Dans cette perspective, l’entrée en contrôle, pas plus que l’acceptation comme membre, ne vaut reconnaissance de la pratique. Pour celui qui se veut praticien de la psychanalyse, le contrôle vient en continuité naturelle de l’engagement, comme suite d’un désir qui va son chemin. Le désir d’avoir une pratique analytique entraîne cette suite à donner au travail : le contrôle. Il peut y en avoir d’autres, mais quoi qu’il en soit on ne se qualifie pas soi-même, on ne se reconnaît pas soi-même. Ce sont les autres qui me disent : j’ai l’impression que tu peux y aller ; cependant, ma réponse n’engage que ma propre responsabilité. La fameuse phrase qui a fait scandale, « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même » est d’abord une tautologie, elle est purement descriptive ; car en situation, il n’y a personne pour me souffler ce que je dois faire et aucun livre de savoir  n’est en état d’y pourvoir. C’est de « moi-même » que viendra une intervention, psychanalytique, c’est-à-dire de nature à faire avancer la cure, ou non, ou peut-être. Le contrôle me permet de repérer ces moments, leurs ratés et leurs suites.

En revanche, dans la logique de l’Ecole freudienne, l’obtention du titre de psychanalyste ne dépend pas particulièrement des contrôles. Un titre de psychanalyste, celui d’analyste membre de l’Ecole (AME) était conféré par le jury dit d’Accueil. Celui-ci, informé des activités du candidat, demandait éventuellement l’avis du ou des contrôleurs. Ce titre ne se demandait pas, on n’y était pas candidat. Il venait de l’Ecole comme un nouveau signe de la reconnaissance par quelques autres qu’un désir se mettait en oeuvre. Quant au titre d’AE, il n’avait rien à voir avec le contrôle. Il sanctionnait une certaine traversée de l’analyse, d’où s’engendre une vivacité du questionnement concernant la psychanalyse en général et spécialement l’institution à laquelle on a lié son désir.

Remarque : aujourd’hui, bien des praticiens viennent demander un contrôle sur la base de leur seule formation universitaire et parfois de ce qu’ils appellent « une formation analytique », qui se limite à leur analyse personnelle. Ces demandes posent problème. Car ces praticiens, n’ayant pour référence analytique, au mieux, que leur analyse, ce qu’ils ont pu en saisir reste forcément très partiel et se réduit souvent à ce qu’ils ont pu remarquer de la pratique de leur analyste, éventuellement pour faire le contraire. Ils sont peu armés sans cet élargissement de la pensée qu’apporte ce que nous avons appelé le travail.

À cette réduction de l’analyse à l’individuel ou au duel – avec pour seul pôle opposé les faux universaux de la psychologie universitaire ou de la psychiatrie des CHU, s’ajoute bien souvent que leur désir d’analyste n’est pas assuré. Il ne s’est pas rompu au contact non pas d’un mais des psychanalystes. Souvent, ils calent dès que ça gêne et ne tardent pas à se rabattre sur une formation plus en harmonie avec leurs idéaux. Que faire de ces demandes ? Quelque chose du manque et de l’insuffisance est tout de même reconnu …

Supporter l’ébranlement des idéaux, c’est un effet important de la psychanalyse, un critère de son effectivité (ce n’est pas le seul). Ébranler les idéaux, les confronter, c’est un effet constant du travail dans un cadre analytique. Est-ce pour les maintenir ou pour les ébranler que se pratique ce qu’on appelle aujourd’hui le tourisme analytique, aller d’une institution à l’autre ? Les voyages forment la jeunesse.

Tel n’est pas du tout le cas de Geblesco lorsqu’elle va demander un contrôle à Lacan. Elle a déjà analyse et contrôles derrière elle. Son désir d’analyste a trouvé à se loger et de quoi vivre. Elle va voir Lacan parce que quelqu’un le lui a suggéré, pas n’importe qui, et parce qu’il est « l’homme qu’elle admire le plus au monde ». Il incarne la psychanalyse dans sa double dimension, si chère à Freud, d’une union intime de la thérapeutique et de la recherche. Elle en est si persuadée qu’elle conteste son idée du « sujet supposé savoir » comme agent du transfert. Ce n’est pas parce que vous savez que je viens travailler avec vous, dit-elle, c’est parce que vous pensez la psychanalyse, et avec une acuité sans égale. Il lui a entre temps donné en acte les signes de son savoir-faire de contrôleur, qui ne cède pas sur la position analytique.

III. Une éthique du contrôlant

Le recadrage lacanien de la psychanalyse abat le mur du devoir et des « il faut », c’est-à-dire, l’emprise du désir de l’Autre. Le contrôle est la suite logique de l’engagement personnel, le pas suivant dans un circuit qui ne peut être que long. Un désir présente toujours deux versants : il réclame un agir, il requiert une communauté qui le soutient et reconnaît sa valeur, même si elle se réduit à un petit nombre de personnes. Une communauté psychanalytique doit d’abord vous permettre de travailler, d’avancer, de penser. Lorsque ce n’est pas le cas, on s’en éloigne, on s’en cherche une autre. Fasse le ciel qu’on n’en profite pas pour « instituer » …

Revenons maintenant à la question initiale : qu’est-ce qui fait qu’une personne déterminée entre en contrôle ? La conscience des responsabilités ni les bonnes intentions n’y suffisent.

Jean Clavreul disait un jour : ils viennent quand ils sont en position d’objet a. Autrement dit, quelles que soient les raisons avancées, un analyste se décide à demander un contrôle lorsqu’il se sent empêtré dans le transfert. Il n’arrive plus à prendre d’autre position que celle du partenaire fantasmatique du patient. C’est alors que vient l’angoisse, « sensation du désir de l’Autre », avec la fameuse référence à la mante religieuse. Il n’y a plus de jeu.

J’ajoute : et quand une telle situation ne lui apporte plus de bénéfices secondaires.

Considéré au niveau qui nous occupe, ce mal-être peut se dire autrement : c’est le désir d’analyste qui est mis en échec, qui ne trouve plus la place pour se mettre en acte. Ce qui se passe avec le patient est peut-être intéressant, ou amusant, ou déchirant, mais celui qui s’est mis en position d’analyste n’est pas venu à l’analyse pour cela, et l’analysant non plus.

Voilà déjà un point d’éthique : ne pas méconnaître ce point d’angoisse, si possible avant que la situation ne tourne au fiasco ou à la catastrophe. Encore moins la dénier ou la fuir en cherchant des compensations ailleurs (par exemple dans des succès de carrières) ou en la recouvrant de déguisements théoriques. Dans la mesure où c’est bien de la psychanalyse qu’on veut pratiquer, question de désir et question d’engagement.

Vient alors une autre condition : trouver un analyste en qui le praticien dans l’embarras (forme légère de l’angoisse, dit Lacan) ait suffisamment confiance, non seulement pour l’aider à se sortir de là, mais surtout pour avouer son cafouillage et son désarroi, et pour explorer les détails de son échec. Je ne vois que l’analyse pour permettre cela, et pour l’avouer et pour l’entendre. Car nous sommes ainsi faits qu’un échec nous renvoie toujours à un sentiment d’impuissance sur le plan de l’être, à une dépression.

Autrement dit, le contrôle met en jeu un transfert. Comme le suggère Geblesco, ce transfert n’est pas le même que dans une cure. Dans une cure, on attend inconsciemment du partenaire analyste qu’il mène à la réalisation du désir inconscient, c’est le sens du sujet supposé savoir. Dans un contrôle, il est attendu de l’analyste qu’il soit un psychanalyste, capable de supporter l’angoisse sans essayer d’y parer par des solutions ni de la recouvrir par des points de théorie. Un analyste qui sache y faire avec l’inconscient, c’est-à-dire, le faire débucher sans jouer à l’attraper (débucher est un terme de vénerie signifiant que l’animal a quitté l’abri des taillis et trace son chemin. La comparaison s’arrête là !). Ce qu’il s’agit de faire débucher, ce sont les formations de l’inconscient apparues chez le patient et que la crispation transférentielle empêchait le contrôlant de repérer.

On voit sous cet angle que c’est le désir de l’analyste qui est en jeu d’un côté comme de l’autre. Pour que le contrôle soit possible, il faut qu’il y ait ce désir, plus fort que les autres désirs, plus fort que le principe de plaisir, ce désir à la fois « averti » et « décidé » dont parle Lacan. C’est ce désir d’analyste qu’il s’agit de remettre en selle dans le contrôle, parfois de ressusciter, si possible d’en améliorer l’assiette. S’il n’y a pas ce désir, la tâche contrôlante s’efface ; seules restent en scène l’autorité, l’expérience et le savoir, autrement dit, les occasions d’un transfert incontrôlé !

Puisque qu’il s’agit de mettre en acte le mieux possible le désir de l’analyste, le contrôlant se doit de mobiliser toutes ses ressources analytiques. À savoir :

– Laisser aller son énonciation lorsqu’il s’adresse au contrôleur

– Tout en mobilisant sa capacité de travail clinique, observation et compte-rendu, centré sur le patient mais aussi sur l’interaction : ce qu’il dit, ce qu’il me dit, ce que je dis, ce que je ne dis pas, ce que je perçois de ses réactions et des miennes, etc. C’est un vrai travail, car nous sommes faits pour oublier ces échanges et particulièrement les détails qui ne cadrent pas, qui sont ceux où l’inconscient discrètement se manifeste. La mémoire clinique peut être un signe de l’effectivité de l’analyse. Le contrôlant pense à son « cas » régulièrement dès que le rendez-vous est pris. Il n’y pense plus de la même façon que lorsqu’il était seul, car c’est à la psychanalyse (incarnée provisoirement dans le contrôleur) que le cas va être adressé. « Qu’avez-vous à me dire ? » demande régulièrement Lacan à Geblesco, et à chaque fois c’est un rappel.

Cette ouverture à l’autre, même à celui qui ne cadre pas dans la lucarne du fantasme, cette possibilité de travailler également sur ce qu’on perçoit et sur ce qu’on ne perçoit pas consciemment, qu’est-ce qui la rend possible si ce n’est la psychanalyse ? Même si certains y sont portés naturellement, si l’on peut dire, s’ils ont le talent clinique, la psychanalyse a le privilège de le mettre au travail. La clinique psychanalytique va au-delà de l’observation.

– Là où le contrôlant ne peut pas dire, il revient sur ses associations, qui lui apportent une chance d’analyser son « contre-transfert », mais le renvoient aussi à son analyse. Il lui faudra trouver comment dire ces éléments personnels sans substituer son analyse à celle de son patient. Le rôle du contrôleur est évidemment essentiel sur ce point. Car ce qu’on apprend dans le contrôle est essentiellement le repérage et le maniement du transfert, sur lesquels l’analyse personnelle ne donne que peu d’aperçus.

– Ne pas refouler les associations théoriques, car elles aussi sont du « matériel », elles disent quelque chose de la situation.

– Dans la mesure du possible, recevoir les interventions du contrôleur à ce niveau du faire, et non comme mettant en cause l’être. Qu’est-ce qui permet de faire cette distinction ? Je pose la question sans y répondre, il y faut certainement un désir assuré, un désir plus fort. Le savoir-faire et l’éthique analytiques du contrôleur sont également en cause.

En un mot, le contrôlant joue aussi complètement que possible le jeu de la psychanalyse. Le contrôle est la continuation de l’analyse par d’autres moyens et sur un nouvel objet : la chaîne signifiante d’un autre.

Exemple : au début de son premier livre Psychanalyser (Seuil 1968), Serge Leclaire met en scène une séance de psychanalyse de façon tout à fait originale, rendant compte en détail du flux des pensées de l’analyste. L’analysant fait état d’une fantaisie diurne de type obsessionnel. Satisfait de voir ainsi confirmé son diagnostic par rapport à ce patient, l’analyste associe sur d’autres fantasmes obsessionnels typiques, – qui ne lui sont pas étrangers, signale Leclaire. La série se termine sur des images en miroir à l’infini. Question d’identification ? Les miroirs renvoient l’analyste à la théorisation de son analyste et maître en analyse, dite « stade du miroir ». Mais promptement, l’analyste-maître ainsi évoqué va entrer en fonction de sur-moi analytique. Car n’est-ce pas lui qui a insisté sur la raison d’être de l’analyste : entendre ce qui se dit du désir inconscient à travers ce que lui adresse le patient dans le temps de la séance ? Ainsi remis dans les rails de sa fonction, l’analyste réalise que ce patient vient pour la première fois de jouer le jeu de la psychanalyse en avouant une fantaisie, au lieu de se plaindre comme d’habitude de ses difficultés quotidiennes. Mais dès lors, c’est le transfert qui entre en jeu, avec la question de son maniement. Que convient-il de dire, de faire ou ne pas faire ?

Ce petit exemple pour dire d’abord que même l’usage du surmoi analytique n’est pas forcément à déconseiller. Le problème avec le surmoi, c’est qu’il ne sait pas s’arrêter, il veut tout régenter. On voit ainsi dans les pages suivantes l’analyste décrit par Leclaire, trop soucieux de se conformer aux règles techniques qui lui ont été enseignées, se prendre les pieds dans la conduite de la cure. Heureusement, la réaction du patient et une nouvelle intervention éclair du sur-moi analytique le remettront sur les rails du désir du patient « dans sa singularité ». Le surmoi n’intervient utilement que par éclairs ; ce n’est pas un maître à suivre constamment, mais il n’est pas pour autant à proscrire.

À partir de cet exemple et de beaucoup d’autres, il y aurait aussi à s’interroger sur les vertus analytiques de la théorie. Est-elle purement théorique, « mentale », intellectuelle, comme beaucoup le disent, ou bien les concepts analytiques portent-ils en eux quelque chose du réel de la psychanalyse ? Personnellement, je ne crois pas qu’il puisse exister une seule proposition purement théorique. Mais le malentendu est toujours possible, c’est même la règle, et chacun trouve ou ne trouve pas par quel joint il pourra articuler thérapeutique et recherche, pour reprendre une fois encore les termes freudiens.

IV. Du transfert à l’amour

Concluons avec Elisabeth Geblesco sur la question du transfert dans le contrôle. J’ai dit assez vaguement que le transfert n’était pas le même dans le contrôle que dans la cure. Cela ne veut pas dire que le désir inconscient n’y soit pas engagé dans toute sa sauvagerie native. Mais il est en quelque sorte tenu en respect par ce désir plus fort (mais non exclusif) qui porte vers l’analyse, non plus comme figure idéale du savoir comme au début de l’engagement, mais comme pratique effective. J’en veux pour preuve le terrible rêve qui survient vers la fin des deux années prévues comme temps de contrôle avec Lacan (p. 102). Dans ce rêve, une haine féroce à l’égard des femmes qui entourent Lacan s’exprime sans déguisement – dans un moment où la rêveuse craint qu’il ne soit malade. Elle en est d’abord troublée, mais voilà que lui vient un apaisement et que sa position change : le rêve a dit ce qu’il y avait à dire, il a fait office d’analyse. Elle comprend soudain ce que veut dire dans le dialogue platonicien le passage de l’Aphrodite terrestre à l’Aphrodite céleste : les complexes inconscients ont cessé de parasiter l’amour au point de le détourner à leur profit. Elle aime Lacan, ce n’est pas pour se marier avec lui, ni pour se l’approprier d’une autre manière. La convoitise est ce qui est tombé par le moyen du rêve. Elle l’aime, c’est tout. Ce n’est pas un aveu, c’est un fait psychique, et elle rendra à cet amour dénué de culpabilité les honneurs qu’il mérite, tout en vivant sa vie et son désir par ailleurs. Elle formulera plus tard la différence entre les deux Aphrodites : « le rapport sexuel n’existe pas, mais l’amour, ça existe ». Le personnage paternel subsiste, certes, mais il n’est plus incestueux.

C’est aussi le moment où elle peut se reconnaître analyste avec lui, sans se prendre pour son égale mais dans une même série, selon l’heureuse expression d’Andrée Lehmann. Ne sont-ils pas portés par un même désir, engagés dans une recherche comparable ayant la même visée ? Mais ce n’est pas tout. Quelque chose est passé de l’un à l’autre. Elle s’interroge à ce moment-là sur l’Etre, sur ce qui se transmet de l’un à l’autre et fait l’être analyste. Il approuvera cette recherche, ce qui ne nous empêche pas de nous interroger nous aussi.

Par la suite, elle reviendra le voir « pour parler avec lui », surtout de points de théorie et de questions d’Ecole. Elle ne fuira pas devant sa maladie, non par aliénation dévote, mais parce que c’est ce qu’elle doit à ce sentiment qui la porte et à cet homme qui, pour reprendre la belle et juste expression de Christian Simatos, « lui a permis de s’autoriser d’elle-même ». Avec l’apaisement lui est venue une inscription à la fois résolue et tranquille dans l’association qu’il a fondée. Elle a du même coup trouvé sa place dans une communauté et traversera sans trop de dégât, semble-t-il, les tourments et tornades liés à la dissolution de l’Ecole.

Un dernier mot sur ce personnage du maître, qui semble un objet phobique pour certains d’entre nous. Citons encore une fois, à ce propos, l’article d’Annie Tardits mentionné plus haut. Elle l’a intitulé d’après une phrase de Lou Andreas-Salomé : « Le temps de Ferenczi doit encore venir » et y cite cette expression de Ferenczi : « le consentement critique, sans aveuglement, à une autorité fondée sur ses actes » (op.cit. p. 233). Exemple pris dans le Journal de Geblesco : « En sortant, je me sens malheureuse, mais calme. Je m’inquiète sur ce qu’il pense… Si c’est du mal, espérons que cela lui passera… » (p. 148). Il n’y a pas soumission masochiste, mais reconnaissance d’une dette symbolique, vitale parce qu’elle lui permet de soutenir son désir. Sous une forme ou sous une autre, il y a de l’amour. Pourquoi le nier ?

Le rapprochement fait par Jean Allouch lors de la même journée entre une position aristocratique et la psychanalyse peut à mon avis se généraliser. La psychanalyse permet à chacun de soutenir son désir (alors que le névrosé en a honte), sans pour autant s’imaginer avoir à en jouir. L’aristocrate n’a pas honte de ses extravagances, mais la dimension du « servir » ne lui est pas moins consubstantielle. Nous sommes au service de notre désir, nous n’en sommes pas les maîtres.

Un psychanalyste, c’est quelqu’un qui met ou remet le désir inconscient à sa place, en permettant d’opérer ce nouveau refoulement dont parle Freud, celui qui laisse le moi « poreux ». Mettre l’inconscient à sa place, c’est une condition de l’exercice de la psychanalyse, c’est l’essence de la pratique et c’est son résultat. Freud définit ainsi les bénéfices de la psychanalyse, qui sont aussi des signes qu’elle s’effectue : « aimer et travailler ». L’amour nous est infiniment précieux, c’est une chance d’en rencontrer un. Avoir à s’en arracher, c’est un malheur et c’est un deuil. Ne serait-il pas dommage que les psychanalystes, effrayés ou obnubilés par le transfert, se croient obligés d’opposer à l’amour le principe de précaution ?

Octobre 2009