Présentation du livre de Tony Lainé : « Le défi de la folie » – par Pascale Hassoun – février 2019

Le défi de la folie de Tony Lainé

Psychiatrie et politique ( 1966-1992)  – Édition Lignes IMEC, 2018, 572 pages, 25 E

 

Le livre est le résultat d’un formidable travail de mise en forme des textes de Tony Lainé archivés pour la plupart à l’Institut Mémoires de L’Édition Contemporaine (IMEC). Il est construit selon quatre grands chapitres, la dimension politique, institutionnelle, clinique et littéraire. A l’époque où Tony Lainé déploie son activité la psychiatrie était autant  le champ d’application d’une législation d’exception participant du contrôle social, qu’un aménagement de réponses à la demande de soins. Comme l’écrit Dominique Besnard dans sa présentation : « Tony Lainé est avant tout un psychiatre qui « politise » son métier au sens de la nécessité pour lui de se détacher d’une conception strictement médicale de la maladie mentale pour en déployer les interactions sociales ». Il le fait à sa manière qui est celle d’une cohérence à tous les échelons dans son adresse et celle de ses équipes à l’enfant ainsi que celle d’une approche de la personne respectant sa part de poésie.

 

Rêve

Comment ne pas être en plein accord avec quelqu’un qui ose proposer qu’une institution doive pouvoir rêver, associer, et mobiliser des projets grâce à une certaine qualité d’échanges ? «  Pour le thérapeute comme pour l’institution le danger le plus grave est de voir sa capacité d’association et de rêve[1] se tarir en face de l’enfant psychotique ou autistique. Elle perd alors sa capacité de demeurer thérapeutique »[2]

Dans le préambule au manifeste de l’équipe du 19° secteur de l’Essonne en 1988, il énonce clairement : «  Au sein de cette équipe j’ai appris à faire mon choix : c’est celui de l’homme sujet, spécifié par les matériaux du langage, du sens et de la circulation de la parole…nos options sont ainsi et nous consacrons une part essentielle de notre énergie à garantir une place à l’enfant dans sa vie, et aussi dans notre rêverie ».[3]

Quelques lignes plus loin : «  notre responsabilité consiste à développer et entretenir collectivement l’attention, la pensée, le rêve capables « d’accueillir » l’enfant qui souffre ».

En 1992, Tony Lainé s’adresse aux stagiaires directeurs. Il leur rappelle, non pas comme on aurait pu s’y attendre, leur rôle organisationnel, mais il leur dit que leur rôle est de savoir entretenir l’utopie, entretenir l’illusion créatrice…..être mobilisateur d’une pensée spécifique de création et de rêve.  « Nous avons, écrit-il, à garantir des contenants de pensée, liés à la fonction de rêverie.. »[4]

Il ajoute «  Il faut apporter une sécurité personnelle à tous les gens qui s’engagent avec leurs émotions profondes ». Conférence extraordinaire sur la fonction de direction qui est de « favoriser l’innovation, de travailler sur le sens accompagné de générosité. » Il poursuit s’avançant en son nom : « Il faut que je fasse entrer quelque chose du sens dans mes rapports administratifs. Les gens doivent connaître la présence des enfants. » Il est rare de voir une telle préoccupation concernant les partenaires de l’administration.

 

Souci de l’adresse

Accueillir un enfant ne peut se faire sans s’y engager avec ses émotions profondes.

Ce fil conducteur suppose un souci de l’adresse : Cet homme subversif qui prône l’utopie, l’utopie concrète, a un sens aigu de la réalité historique, politique, de ceux à qui il parle. Il parle à des personnes concrètes qui ont une réalité concrète. Nous sommes loin d’une pensée abstraite, généralisante ou idéalisante. Il ne faut pas confondre idéalisme et utopie : utopie un lieu autre, à la mesure de l’imaginaire et du rêve ; l’ idéalisme (sans doute trop fréquenté au parti communiste) peut, lui, vous mettre hors sol. Le livre sur lequel Tony Lainé travaillait au moment où la mort l’a saisi ne s’appelle-t-il pas  Histoire de moi au point où nous en sommes ? Pas de moi en général mais moi-au-point-où-nous -( le nous compte) en-sommes.

Où en sommes-nous ? Nous sommes au cœur d’une discussion qui s’adresse à l’autre et qui est concrète.

-A l’autre…écoutons l’écrivain « Un écrivain ne peut pas se regarder dans la glace. Même s’il parle de lui, il faut vraiment qu’il s’adresse pleinement à l’autre différent, peut être même au sommet de la différence, pour que son écriture ait vraiment du sens.[5]

-Une discussion concrète dans laquelle il cherche les mots qui seront entendus : «  La théorie compte pour beaucoup dans notre métier, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’importe davantage la capacité de mettre en mots ce que l’on ressent et de dire ce dont on est persuadé. [6]»

 

Ce que l’on ressent, ce dont on est persuadé

Tout s’enchaîne

Pour qu’un tel espace qui n’exclut pas le rêve soit possible encore faut-il créer les conditions et se battre pour y arriver : ce dont on est persuadé. Le militant est appelé..  « Il reste que dans la pratique, les tâches les plus déterminantes et les plus obstinées sont celles du travail sur les mentalités, sur le regard… Sur cet objectif une conscience pratiquement militante est nécessaire qui s’applique à bâtir des stratégies et à évaluer, comme dans une bataille, le rapport de forces. [7]»

Changer nos regards et nos instruments conceptuels :«  les mots que nous utilisons ont un sens qui travaille »

Son combat : transformer le système ségrégatif et les mentalités rejetantes.

Lutte acharnée contre la ségrégation. « Les différents » ? La seule démarche qui les respecte consiste à les écouter et à apprendre d’eux ».«  A propos des destins humains : il faut renoncer aux catégorisations, aux identifications « spécialisées ».

 

Schéma de base

On retrouve dans ses articles une sorte de schéma basique :

1° Les règles éthiques qui autorisent une dynamique thérapeutique. Ces règles visent à prévenir et combattre la ségrégation et l’inertie institutionnelle.  «  Il faut des règles pour un consensus d’équipe et une orientation ». Elles visent aussi à permettre la pénétration de la théorie psychanalytique. Tony Lainé rappelle alors un autre principe de base : le trouble de l’enfant doit d’abord être considéré comme une manière de survivre. Notons son attention, attention que j’ai peu rencontrée ailleurs de cette manière aussi explicite : ne pas prononcer des mots qui pourraient blesser et violenter l’enfant, le détruire.

2° Les conditions et étapes de l’évolution d’un processus thérapeutique impliquant le travail psychique d’un enfant et d’un ou plusieurs soignants soutenus par une équipe institutionnelle.

3° Le rapport avec le milieu parental.

 

Relations entre la folie et le politique, entre le socius et le je

Tony Lainé ne soutient pas ce que certains soutenaient en mai 68, que la maladie mentale était le fruit de l’oppression sociale et il s’est éloigné des thèses réductrices du parti communiste.

Mais devant

« les aspects déshumanisés, dépersonnalisants, angoissants qui marquent les structures de notre civilisation,

les incidences déterminées par les grandes remises en question du monde moderne de la vie collective et de la place de l’individu,

l’intolérance à l’égard des sujets qui présentent des difficultés d’adaptation,

l’infiltration idéologique de la société du profit,

l’écart entre les besoins humains véhiculés par le système au pouvoir et les besoins réels des hommes réels »,

Tony Lainé soutient qu’il y a « des relations profondes entre l’aggravation de la morbidité mentale et l’état de notre société ».

Il ajoute : entre la psychopathologie individuelle et l’aliénation sociale il n’y a pas de cause à effet. C’est plutôt d’une conjugaison dont il faudrait parler : «  la psychopathologie individuelle se conjugue avec l’aliénation sociale. Dans les deux sens : de la société vers le sujet et du sujet vers la société : « les mouvements liés à la pulsion de mort engendrent exclusion sociale.. Notre pratique doit se situer à la jointure des deux : au point de connivence entre pulsion de mort et cataclysme social. »[8]

Dans « L’enfant des cités » il pose la question :«  Partant de la description des conditions objectives d’existence dans la cité et du poids des réalités du monde sensible sur l’individu et plus précisément sur l’enfant, la question demeure de savoir ce qui est intériorisé et comment se réalise cette intériorisation. En d’autres termes quelle est la contribution de la réalité extérieure à la réalité psychique de chacun ? »[9] Il déplore l’an-historicité entretenue par les isolats sociaux et précise que « l’organisation psychique n’est pas séparable des formes d’aménagement produit par de telles organisations sociales. Cependant l’organisation psychique n’est pas déterminée par celles-ci. Demeure l’activité fantasmatique et les processus d’identification médiatisés par le langage. L’inconscient n’est pas aculturel, n’est pas sans infiltration de représentations culturelles et sociales. »[10]

Cette question court au fil de ses interventions. Ainsi dans la conférence intitulée « Je-nous » : «  on doit se méfier des glissements intempestifs entre les mécanismes qui sont mis en jeu sur la scène du socius et sur la scène de l’histoire individuelle.»

Pour finir par interroger : « Y-a-t-il un traumatisme qui puisse être considéré comme joué seulement sur la scène de l’individu ou bien sur la scène du socius ? N’y-a-t-il pas toujours une connivence entre les deux scènes ? »[11]

Il passe alors à un autre plan, celui de la pratique avec la psychose : «  Il me semble qu’aujourd’hui, la question qui se pose à partir de ces pratiques qui essaient de lier le socius et l’intime individuel, c’est peut-être celle de la subjectivation des parcours dans la psychose, à travers les trajectoires qui sont établies dans la communauté »…

C’est le travail de la mise en place de lieux de créativité que l’on retrouve en psychiatrie adulte : construisons notre quartier, le Centre Autonome d’Expérimentation Sociale CAES, l’association ARRIMAGE ou « La tête ailleurs » ou « Les temps Mêlés », les GEM, Le café curieux …etc etc

Un avertissement qui revient souvent : « Pour que nous puissions nous développer dans ce travail qui nous confronte au social, il nous faut plus que jamais bien réfléchir à soutenir une position qui nous distingue nettement de la fonction policière ».[12]

 

Manifeste pour un renouveau des soins psychiques en écho au manifeste qui circule actuellement (février 2019) : Manifeste pour un printemps de la psychiatrie.

Tony Lainé revendique ce que les grévistes actuels revendiquent de toute leur force. Ceux-ci pourraient reprendre mot pour mot les remarques de Tony Lainé :

«  Ce qui est en crise c’est notre hospitalité, l’attention primordiale accordée à chacun et à un soin psychique cousu-main à rebours du traitement prêt-à-porter standardisé qui se veut toujours actuel. »

Tout le texte serait à lire. Que dirait Tony Lainé du désastre actuel ? On peut imaginer sa tristesse. Lui qui a écrit « Le secteur psychiatrique entre utopie et désillusion » en 1991, sans doute serait-il le premier à soutenir la grève qui a démarré à l’hôpital Pinel d’Amiens qui dénonce le manque de moyen et de personnel, le recours à l’isolement et à la contention et insiste sur la dimension de la parole, de l’histoire et du sens de la souffrance psychique.

Cette demande d’une psychiatrie humaine n’empêche pas Tony Lainé de maintenir sa vigilance contre la tendance incessante de l’institution à se refermer : « Aussi riche que soient les alternatives développées, maintenir une position thérapeutique ne peut se faire que si l’on sait reconnaître la valeur salutaire  de l’inadéquation structurale de l’institution concernant la folie ; Il ne s’agit pas, il ne saurait jamais s’agir de réponse qui serait tarissement du symptôme, de silence à la place du délire… de colmatage du manque. »[13]

 

Manifeste pour le droit au rêve et à l’imaginaire

Tony Lainé militant du P.C (ou ex-militant du P.C. ?), ( l’un des textes qui ouvre l’ouvrage est trop drôle,  symptomatique de la position du militant du P.C. sommé de réciter son catéchisme[14]) s’est dépris d’une position dogmatique pour se laisser prendre – il en a fait le choix- aux ébranlements de l’imaginaire et du rêve : imaginaire, Cornelius Castoriadis n’en fait-il pas  la pensée en action ?

A l’anonymat de la cause militante il préfère la singularité. S’il vise à l’efficacité, ce n’est pas celle que l’on attend car il est prêt à la subvertir pour une émergence du sujet désirant.

Ce en quoi il a beaucoup cheminé depuis ses premières leçons de marxisme se lit dans son ton : S’il peut parfois avoir un ton de dénonciation il ne le fera qu’en se mettant lui même en cause dans cette dénonciation : Il n’a pas d’accent révolutionnaire ( il a plutôt une action révolutionnaire), pas d’anathème, mais plutôt un accent pédagogique, de recherche et d’explication vigilante qui ne s’adresse pas seulement à eux – ceux qui en face ne comprennent rien et veulent nous réduire – pas seulement à eux mais à nous, nous qui ne sommes jamais à l’abri du repli et de la fermeture.

Par contre c’est un vrai régal de lire sous couvert de fiction, la férocité dont il peut être capable et la rage qui peut l’habiter devant la montée de Le Pen et de son courant d’extrême droite.[15]

 

Pour finir

Je ne voudrais pas terminer cet envoi sans évoquer ce que la lecture de cet ouvrage qui réunit une grande partie des articles de Tony Lainé a produit en moi : Il a produit en moi une enveloppe microculturelle dont Tony Lainé dit à quel point elle est essentielle pour accéder à notre créativité. Il parle de « nidation culturelle ». Celle-ci viendrait faire comme un relai à la première nidation maternelle, elle serait une sorte de nidation transitionnelle : à l’objet transitionnel puis à l’espace transitionnel de Winnicott on pourrait ajouter un troisième facteur de transition : soit cet ensemble culturel, enveloppe de langues, réseau qui redonne du voisinage et place dans la généalogie, s’offre comme enveloppe où pouvoir se nider, s’offre comme tissu.

La lecture de l’ouvrage, sa construction, le style de l’auteur : sa manière de penser, de parler, de s’exprimer, de s’adresser,  ont produit pour la lectrice que je suis cette enveloppe culturelle où me nider dans une communauté. L’ensemble ainsi composé a reformé pour moi un environnement, ce que Tony Lainé appelle un « autour » dont les cliniciens actuels manquent cruellement et qu’ils appellent de tous leurs vœux.

Une dernière remarque : Il est frappant que cet homme qui n’a cessé d’aller de l’avant, de frayer de nouveaux chemins, d’inscrire la « connivence » du sujet et du social, d’être un lanceur d’alertes, cet homme, écrit Kathleen Lainé, alors qu’il ne se savait pas encore être au soir de sa vie, se soit intéressé de nouveau à son judaïsme – par sa mère- et au concept de Teshuvah – retour. Sa femme nous dit «  qu’il aimait en parler en essayant de comprendre sa signification profonde, mot qui désigne la capacité de l’homme à accéder et à se connecter avec ses zones inconnues. »[16]

Je n’en suis pas étonnée tant ces pages livrent un incessant approfondissement vers ce qui garde son invisibilité, qu’il faut à la fois essayer de lire mais aussi de sauvegarder dans  l’enfant ou la personne en souffrance. Mais aussi, ne faut-il pas rester connecter à nos zones inconnues pour forger au jour le jour de tels espaces de sens ?

Tony Lainé se met ainsi en position de passeur, passeur de cet enfant quelconque que, dans la légende, Christophe accepte de prendre sur ses épaules pour lui faire traverser la rivière et qui se révèle de plus en plus lourd d’être, en fait, le représentant de l’humanité entière.

Pascale Hassoun

 

[1]Toutes les italiques sont de moi.

[2]P..241 1986

[3]P. 233 1988 et 1990

[4]P. 257 1992

[5]P. 486

[6]P. 232 1988

[7]P. 145,146. Après 1977

[8]P. 193 1990

[9]P. 369 1978

[10]P. 370 1978

[11]P. 519

[12]P. 520

[13]P. 192

[14]En 1972 T.Lainé contribue à une critique de L’Anti-Oedipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Le raisonnement est le suivant : Puisque Anti-Oedipe est écrit par deux gauchistes, puisque le Parti Communiste est contre les gauchistes, alors le Parti Communiste  en dénonçant  Anti-Oedipe par la voix de T. Lainé garde sa ligne révolutionnaire. Tony Lainé critique Anti-Oedipe comme ayant une ligne gauchiste qui sous couvert de s’attaquer au pouvoir d’état l’alimente.

[15]1992 « Filoche ou l’inquiétante et tragique étrangeté de l’histoire »

[16]P. 509