Alain Deniau – À propos de « L’apocalypse numérique n’aura pas lieu » de Guy Mamou-Mani

L’apocalypse numérique n’aura pas lieu

Par Guy Mamou-Mani

Editions de L’Observatoire, Paris, 2019

 

Le livre de Guy Mamou-Mani est celui d’un témoin, d’un acteur et d’un éminent responsable d’une révolution que nous sommes en train de vivre, parfois notre insu, souvent avec angoisse et qu’il faut examiner avec lucidité. Ce livre est donc comme un phare, repère des avancées et des risques, et guide par son éclairage des multiples champs concernés.

Nous vivons selon l’auteur un changement de civilisation produit par une invention technique comparable à la mutation qu’a apportée Gutenberg dans la transmission du savoir écrit et à celui de la machine à vapeur qui a démultiplié la force humaine. Il s’agit bien, nous montre G.Mamou-Mani, d’une révolution puisque le numérique concerne tous les aspects de la vie sociale. Il modifie notre mode de présence à la réalité, à l’acquisition et la circulation du savoir. L’exigence éthique en est le corollaire « Car la révolution numérique occasionne un véritable changement de la condition humaine ».

La réflexion de Guy Mamou-Mani est soutenue, tout au long du livre, par son engagement professionnel dans l’industrie du numérique et par son expérience des différentes instances et lieux de contre-pouvoir et de contrôle du numérique auxquels il participe ou a participé. Son action comme industriel est donc en permanence une réflexion en acte. Ce livre est précieux par ce double éclairage.

L’introduction du numérique dans l’éducation entraînera « une refondation complète de l’enseignement et l’instruction ». L’auteur se présente comme le professeur de mathématiques passionné qu’il a été avant d’entrer dans l’industrie dite alors informatique. Il souhaite que le jeune enfant fasse très tôt ses apprentissages sur un mode numérique. 90% des enseignants plébiscitent cette approche par un manuel numérique. Il rend ainsi compte de l’effervescence qui anime le milieu enseignant. Chaque idée, chaque proposition est soutenue par des références de chercheurs et d’experts. Ce petit livre est une mine d’informations et d’ouvertures.

Le chapitre sur l’économie plaide pour la vitalité du numérique dont la croissance est bien supérieure à celle de l’économie en général au point de souffrir d’un grand manque de ressources humaines. 200 000 postes devraient être créés d’ici 2022 ! L’auteur demande que cette prise de conscience devienne unanime et soit soutenue par la formation initiale et par la formation continue. Il s’oppose ainsi fortement à ceux, en particulier les politiques, qui prêchent le déclinisme et le repli sur l’industrie du passé, parfois à leur insu sous les habits d’une fausse modernité.

Dans la vie quotidienne et au travail, on voit les effets de la liberté que peut donner l’accès et la maîtrise du numérique. « Le numérique ne supprime pas le travail mais il modifie les formes d’emploi. » L’auteur souligne la liberté qui peut être retrouvée mais surtout la différence dans la qualité du travail effectué. « Le travail est d’abord fruit de l’envie, de l’imagination et de l’intelligence des êtres humains. » Le questionnement de l’auteur sur tous les effets du numérique dans le monde du travail peut se résumer dans un aphorisme qu’il emprunte au philosophe Bernard Stiegler : « l’emploi est mort, vive le travail ».

Le numérique au service de l’entreprise ouvre sur des concepts très spécifiques tels que le Big data Marketing, les smarts companies, où l’auteur annonce qu’il a été le président du syndicat patronal du numérique, le Syntec. Ce chapitre montre qu’une transformation des entreprises dans leur dynamique interne et dans leurs relations au marché est en cours.

Ses chapitres sur les effets sociétaux et l’efficacité publique soulignent que le numérique n’est pas une affaire d’hommes même s’il est vécu comme un instrument de pouvoir. Le numérique a un effet d’intégration non seulement pour les femmes qui doivent y accéder mais aussi pour les jeunes Français issus de l’immigration. Il faut viser comme certains pays tel que l’Estonie à 100% de numérique dans l’Etat. « L’efficacité est bien faire ce que l’on fait », c’est donc le devoir de l’Etat.

Enfin, son dernier chapitre prend une résonance très actuelle quand il envisage la démocratie directe par le biais  du crowsourcing et des pétitions en ligne qui doivent être effectuée dans la transparence et selon des règles bien établies. Le numérique devient ainsi un formidable outil de renouvellement de la démocratie. Dans une expérimentation, « 20 000 personnes ont ainsi expérimenté le collaboratif numérique au service du bien commun et près de 9 000 contributions ont été postées. »  L’auteur tempère son propos quand il écrit : « Bref, le kit de l’e-démocratie directe est prêt ». Mais « seule la démocratie représentative permet de dépasser les volontés catégorielles pour parvenir à l’expression d’une volonté commune. » Cette affirmation écrite bien avant la crise des « Gilets jaunes » et leur revendication d’un RIC, référendum d’initiative citoyenne, sonne fort justement. L’auteur poursuit : « Or, en démocratie directe chaque citoyen est expert de tout… En revanche, que la démocratie représentative soit, grâce au numérique, plus transparente et plus participative, par le biais d’un dialogue constant entre la société civile et l’Etat, et des outils de contrôle de la première sur le second, alors oui, c’est un progrès souhaitable. »

« La révolution numérique, c’est la révolution du mieux », du mieux maintenant. Le milieu hospitalier sent cette mutation venir et souvent l’espère. Les implications et les applications en sont multiples. Elles s’articulent autour Mieux soigner. Mieux organiser les soins : l’hôpital hors les murs. Mieux former et mieux équiper les médecins. Ces en-têtes de sous- chapitres sont l’avenir de la médecine. Les CHU sont nés d’un désir de concentrer les moyens, mais la télémédecine, l’intelligence artificielle transforment cet impératif construit dans les années 60. L’auteur conclut son livre par cette extension à la médecine du numérique et de l’intelligence artificielle car il perçoit bien que c’est à la fois dans ce champ que des progrès immenses peuvent venir mais c’est aussi là que les responsabilités et les exigences, du secret par exemple, sont les plus fortes.

L’introduction du numérique va aussi changer notre rapport à la démocratie et à son avenir. Guy Mamou-Mani conclut sa réflexion en insistant sur l’aspect collaboratif qui nécessite la confiance et impose de la créer par « un indispensable équilibre entre sécurité et liberté ». Suivant les réflexions de Yann Algan, l’auteur reprend que « le bien-être et le collaboratif étant devenus des valeurs clés des sociétés occidentales le big-data est un atout car il combine les deux.» Cette confiance nécessaire qui est un pré requis du coopératif doit s’appuyer sur la blockchain « un ensemble sûr et transparent de procédures infiniment moins sujettes aux erreurs et aux « magouilles » que les systèmes précédents. » Son contre-exemple repoussoir est « le fichage social des citoyens, comme c’est déjà le cas en Chine, où l’Etat a mis en place  un système qui permet à chacun de noter son voisin ».

Ce livre très clair, parfaitement documenté, ouvert sur l’évolution de notre société ne pêche pas par excès de confiance car il s’appuie sans cesse sur l’expérience industrielle de l’auteur et les instances les plus actives dans ce domaine nouveau et complexe. Guy Mamou-Mani est dans une réflexion sur sa pratique et non pas dans la méditation  a priori d’un idéologue ou la reprise de discours d’un commentateur. C’est ce qui fait tout l’intérêt de sa démarche et le prix d’un tel livre.

Alain DENIAU