Alain Deniau – À propos de l’ouvrage d’É. Marty Le sexe des modernes

Eric Marty : Le sexe des Modernes – Pensée du Neutre et théorie du genre
Fiction et Cie / Seuil
Mars 2021, 512 pages

Ce livre important d’Eric Marty est un marqueur social pour notre époque. Il a pour objectif direct d’interroger les marges d’une sexualité hors normes comme phénomène social américain, production idéologique d’une mise en actes de « normes » sexuelles. Il est aussi une histoire comparative de la pensée philosophique contemporaine, en France, les Modernes de son titre, et le courant autour de Judith Butler, créatrice de la théorie du genre. Elle revendique de se situer dans la filiation de Michel Foucault. Pour elle, ce sont les normes sociales qui créent le genre. Son livre de référence Trouble dans le genre, dans une démarche psychosociale, affirme que la personne se conforme, dans la création de son identité sexuelle, à la pression sociale. 

         La thèse d’Eric Marty est de montrer, par une confrontation entre les écrits des Modernes et leur lecture par des philosophes américaines influentes, comment se crée une idéologie mondiale qui trouble l’ordre binaire de la sexualité naturelle. Déjà, les universitaires américains, invitant Lacan, Barthes et Derrida lors du Symposium de Baltimore d’octobre 1966, les avaient nommés structuralistes. Lacan, le premier, avait soutenu que le genre, création phénotypique, n’est pas inscrit dans les chromosomes mais qu’il est façonné par le désir et la logique du psychisme. Logique qui n’est pas binaire, homme / femme, mais qui doit inclure le Neutre, que Barthes nomme le degré Zéro, Derrida la différance et Lacan de son fameux « il n’y a pas de rapport sexuel ». Le point Neutre structure l’inconscient. « L’élément Neutre est toujours isolé, non relationnel, au contraire des éléments positifs du paradigme linguistique. » écrit E. Marty (p.241).Cette logique du Neutre est sur le plan épistémologique comparable à celle qu’apporte le théorème de Gödel dans l’axiomatique, un écart logique et un point d’origine.

         La démarche de Judith  Butler prend appui sur les Modernes pour construire une classification des pratiques sociales des identités sexuelles, qualifiée de théorie du genre. Cette classification LGBT+ est construite à partir des comportements, c’est à dire de la norme mais aussi à partir du fantasme du « vrai sexe ». Elle s’oppose ainsi à la démarche des Modernes qui fondent leur analyse sur la Loi, loi de la logique de la langue pour Lacan, loi de la prohibition de l’inceste pour Lévi-Strauss. 

         Ce livre très riche et très complexe établit l’espace d’un dialogue entre deux courants de pensée si divergents. Eric Marty porte son regard d’historien du contemporain en analysant leurs textes fondateurs et à partir des commentaires de « cas » issus de la littérature. Le travesti est le lieu de cette rencontre et de son décryptage. La Divine de Jean Genet, l’hermaphrodite Herculine Barbin dont les Mémoires retrouvées sont commentées par Foucault, Sarrasine de Balzac relue par Barthes sont ainsi le terrain de cet enjeu pour définir le »vrai sexe», que Marty qualifie de spectre  « apparemment indépassable ».

         Ce livre est passionnant malgré sa complexité. Il nous fait entendre quel fut le terreau intellectuel de la génération d’après 1968, comment se sont établis les échanges entre les grands représentants de la pensée contemporaine : Lacan, Barthes, Derrida, Deleuze et Foucault, avec à l’arrière plan la poussée des pragmatiques philosophes américaines. Elles n’allaient pas tarder à reproduire la pensée dominante du capitalisme en reprenant pour le choix sexuel le vocabulaire des DRH, par refus d’une romanticization européenne, d’un romantisme subjectif, prêté aux Français, suspect de mener à une position subjective individuelle qui ruinerait la démarche sociogénétique. « Le mouvement LGBTQI est devenu depuis quelques années un espace conflictuel extraordinairement violent »  « dans une rivalité mimétique sans fin. » (p.502) Violence exprimée  dans une surconstruction du genre.

         Ce qui démontre la permanence du sexuel comme une identité qui se fonde à partir de la norme et de la liberté d’exprimer, et de vivre socialement, le fantasme. C’est aussi l’effet d’un refus radical d’interroger son origine subjective, familiale et individuelle. Cette analyse d’Eric Marty dévoile  les tensions violentes incluses dans la domination et la transformation des corps se revendiquant en tant que LGBT+ qui n’est pas sans se situer implicitement dans le vaste processus du transhumaincomme accomplissement d’un biopouvoir.

         La radicale différence des deux démarches fait entendre la violence de l’altérité culturelle exposée par cette confrontation théorique ce qui rend l’essai d’Eric Marty si important pour la compréhension des mouvements sociaux et culturels de notre postmodernité.

Alain DENIAU