Claude LECOQ
Une écriture sans sujet

Mercredi 3 juin 2009

 

Conférence des Mercredis du Cercle Freudien le 3 juin 2009

UNE ÉCRITURE SANS SUJET

« Ni dans ce que dit l’analysant ni dans ce que dit l’analyste, il n’y a autre chose qu’écriture. » (1) 

C’est un rêve de patiente concernant l’écriture d’une lettre qui m’a décidé. Très vite, en parlant à Yves Richard pour m’inscrire dans le cycle des exposés, j’ai su que je serais amenée à articuler cette question de la lettre à la jouissance. Je fus surprise de m’entendre parler, concernant l’illustration, de la partie clinique avec un étranglement émotionnel. Or je lis dans l’Envers : « Il est clair que rien n’est plus brûlant que ce qui, du discours, fait référence à la jouissance. Le discours y touche sans cesse de ce qu’il s’y origine ». Parler de la jouissance, c’est parler à la place de ce qui ne peut pas se dire, c’est parler inévitablement avec le « semblant ». Pourtant cet à propos de la jouissance, soumis à l’artifice du discours, n’empêche pas du « brûlant ». La question du rapport à la jouissance vient alors s’exercer comme pression. Cela touche, c’est d’ailleurs le verbe qu’emploie Lacan pour parler du surgissement de la lettre. Ce phénomène de production de sensations d’excitation dans le déroulement du discours tient à « la magie des mots ». Mon interprétation trouve sa combinaison à la relecture du chapitre III de Totem et Tabou. Freud choisit de prendre pour appui Hubert et Mauss concevant une théorie générale de la magie comme technique de l’animisme quand « la spiritualisation de la nature n’a pas été menée à bien. ». Ouvrage de 1904.(2) Il s’agit d’agir au contact des esprits des hommes, des animaux et des choses pour les maitriser. Je cite la note 1 de la page 287 que Freud relève : « Si on fait fuir un esprit par du bruit et des cris, il s’agit d’une pure action d’enchantement ; et si on le contraint en s’emparant de son nom c’est de magie qu’on a fait usage contre lui ».

 

Dans Le moment de conclure du 11 avril 1978 Lacan s’interroge sur ce qui pourrait donner consistance à l’analyse qui confine à la magie : « L’analyse est une magie qui n’a de support que le fait que, certes, il n’y a pas de rapport sexuel, mais que les pensées s’orientent, se cristallisent sur ce que Freud imprudemment a appelé le complexe d’Œdipe… Comment diriger une pensée pour que l’analyse opère ? La chose qui en est le plus près, c’est de se convaincre, si tant-est que ce mot ait  sens, c’est de se convaincre que ça opère. J’essaie de mettre ça à plat. C’est pas facile…il ne suffit pas d’énoncer une pensée pour que ça marche… Mais il est un fait c’est que le fil de la pensée n’y suffit pas. Qu’est-ce que ça veut dire, d’ailleurs, le fil de la pensée ? C’est une métaphore. C’est bien pourquoi j’ai été conduit à ce qui est aussi une métaphore, à savoir matérialiser ce fil des pensée… Mettre à plat quelque chose, quoi que ce soit ça sert toujours ».

Son élaboration, pour les analystes, s’est tenue jusqu’au bout  autour de cette question de ne pas borner l’analyse à se dérouler dans un enchaînement de sens ininterrompu. La mise à plat dont il parle est justement paradoxale. Il ne faudrait pas en rester à l’infinitude du déroulement des pensées mais opérer à l’horizon « d’une tout autre dit-mension » que la surface, c’est à dire en usant d’une l’écriture qui ne soit pas littérale. (Encore, p.120)

C’est dans cet esprit que m’est apparu la question de la lettre pour une patiente.

Cette jeune femme est en analyse depuis quelques années. Elle se révolte d’être considérée comme « moins que rien, une petite fille » par certaines femmes : sa mère, ses collègues ou amies mères, sa directrice (toutes celles qui croient savoir impérativement, en discourent et la dépouillent du crédit d’entendre, et de l’hypothèse qu’elle pourrait savoir…). Or cette femme sait pourquoi. Le fait est que sa position est essentiellement interrogative, elle   s’interroge sur le désir de l’Autre, que ce soit à propos de son fils ou des hommes auxquels elle ne peut rien refuser : c’est son expression, et professionnellement, dans l’accompagnement des familles en difficultés. Elle s’interroge aussi sur le désir de son analyste. Dans son rêve elle voit son image dans un miroir, elle tient à la main sa lettre de démission qu’elle a écrite pour sa directrice, elle ne peut pas la lire, les lettres ne sont pas reconnaissables dans le miroir.

Ma patiente n’a pas pour habitude de bavarder en analyse,  elle dit avec les conséquences que cela produit ; pourtant, concernant ce rêve, elle ne cherche pas à en savoir davantage sur cette lettre d’émission, le miroir… contrairement à d’autres fois où elle ne manquait pas d’assimiler le rébus du rêve à du signifiant et où elle en interprétait quelque chose.

C’est dans le dire que l’inconscient est à lire. Ainsi l’analyste pourrait-il lire, s’il équivoque, qu’il y a dans cette démission l’émission de la lettre. Cette lettre a été écrite  lisiblement et s’expose illisible, et son ininterprétable est ici constitué avec évidence, rien ne nous oblige à comprendre la lettre. Ce serait mettre un nom sur ce qu’il en est du réel, qui est un effet de l’écriture et pas du signifiant. Elle est là sous nos yeux, mais hors de portée de l’espace de la circulation, bien qu’ayant été intimement produite et adressée pour arriver à destination. Mieux encore : je dirais qu’elle s’expose à portée et pourtant « on ne peut pas la saisir », elle est dans le reflet du miroir. Son émission serait le produit d’un affect de « mères en excès ». Comme la patiente ne cherche aucune interprétation, elle doit savoir que lire, apprendre à lire de, à, son inconscient, c’est ce qu’elle désire faire en analyse, se différencie de cette écriture. Cette lettre étant produite en rêve, crédite de l’entendant puisqu’elle en parle à son analyste. Il s’agit que le bon entendeur ne soit pas dérouté  par le changement topologique qu’elle instaure, et l’impossibilité interprétative qu’elle dévoile, c’est à ce prix qu’il en mesure la portée.

L’analyste est aux prises avec l’irréductible de la lettre. C’est en quoi il sait la magie des mots tentant de traiter une nomination à partir de son impossible, le réel : « Esprit, y es-tu ? et les tables tournaient » ! C’était peu avant Freud, et sa mise à plat.

Une autre patiente venue récemment, dont les parents sont psychanalystes, m’a prévenu que tout questionnement sur son histoire, toute tentative d’interprétation, lui rendraient impossible la poursuite des entretiens. J’ai pensé qu’elle avait bien raison : ce serait en quelque sorte jeter le bébé avec l’eau du bain… Elle savait qu’en analyse il ne s’agit pas de raconter des histoires. Pourtant un jour, cela a bien dû arriver, puisqu’elle n’est restée qu’en produisant ses séances en chinois, affirmant qu’enfin son secret pouvait venir, et qu’elle allait pouvoir poursuivre. Cette jeune fille était donc lacanienne. Je fais référence à Lacan dans son séminaire du 20 janvier 1971 quand il énonce : « Je me suis aperçu d’une chose, c’est peut-être que je ne suis lacanien que parce que j’ai fait du chinois autrefois ». Il voit dans la calligraphie orientale l’imposition de l’énigme du vidage de sens qui rend la trace convainquante.

Dans une autre séance, ma patiente au rêve, ajoute que quand elle écrit aux personnes, avec les lettres de l’alphabet, sa participation est telle que son « corps est au bout du stylo ». Cela la touche, elle y met les formes, elle y pense. En conséquence on peut entendre qu’elle énonce que la lettre du rêve ne doit pas être confondue avec celle de l’alphabet, le risque encouru selon Lacan « en l’alphabêtissant » est de ne pas la saisir sous la forme qu’elle pourrait prendre pour chaque analysant : lettre alphabétique, pictogramme, idéogramme, dessin, tout ce que l’on voudra. Lacan le fait remarquer à ses auditeurs, dans la leçon du 22 octobre 1973 de Encore. Dessinant au tableau ce qu’il nomme des « ronds de ficelle », il livre ce commentaire : « ça a tous les caractères d’une écriture, ça pourrait être une lettre. ». Et, ajoute-t-il,  à condition de ne pas réduire la lettre à l’emploi que tout un chacun en fait dans l’écriture cursive.

Autre conséquence, et le rêve de ma patiente en témoigne, la lettre ne peut être située comme première par rapport au signifiant ; leurs fonctions n’étant pas les mêmes, elles opèrent dans des lieux et temps hétérogènes. Du fait de sa dimension d’impossible, il faut distinguer l’écriture de la lettre de l’écrit de l’impression et de l’écrit des trouvailles. Pourtant certains écrivains écrivent, parce qu’ils sont confrontés au réel, et qu’ils n’ont pas d’autres moyens de le border que de faire de ce littoral où ils se tiennent un littéral qui les placent au moins dans l’entre-deux.

Un proche, analyste, m’a raconté ce souvenir. Parlant avec Jacques Derrida, il évoque un entretien avec Marguerite Duras et s’entend énoncer qu’elle parle comme elle écrit. Le philosophe corrige : « Vous voulez dire elle écrit comme elle parle ». Or il était question d’entendre cette subtile vérité dans son surgissement, comme cela survient dans le discours analytique. Il peut y avoir union entre ça parle, et ça s’écrit, si le sujet est dans le suspend, dans la démesure de son impossible. En analyse la parole s’appuie sur l’écriture qui se répercute sur la parole. À la séance du 20 décembre 1977 dans Le moment de conclure Lacan énonce :« L’analysant parle. …L’analyste, lui, tranche. Ce qu’il dit participe de l’écriture ».

Il y participe, il n’est pas neutre. Dans Ou Pire du 15 décembre 1971 Lacan situe son oreille – elle n’a pas pour objectif d’enregistrer machinalement ce qui s’y glisse, mais, drôle de corps celui de l’analyste, elle peut en être… affectée et plus  encore peut-être quasi infestée. Quelque chose pénètre dans les fronces de l’oreille, l’analyste alors n’opére pas sa lecture avec l’attention flottante, en surface, glissant sur le livre des déplacements que lui constitue son patient.

En analyse la surface n’est pas déjà là, l’écriture y sourde d’une dimension plus acharnée. L’analyste doit comme Freud s’enfonçant plus profondément au dedans de la gorge d’Irma, prendre un autre risque « …c’est justement parce que c’est en tant que lettre qu’il me touche le plus, moi, comme analyste, c’est en tant que lettre que le plus souvent je le vois revenir, le signifiant, le signifiant refoulé précisément… Il faut qu’il y ait une espèce de transmutation qui s’opère du signifiant à la lettre, quand le signifiant n’est pas là, est à la dérive, n’est-ce pas, a foutu le camp, dont il faudrait se demander comment ça peut se produire… » Ce qui touche cet homme analyste, pourtant rompu,  il nous a dit par ailleurs que pour un homme, suivre cette dérive des repérages, exige un rude brisement, c’est qu’il doit opéré en ayant absolument perdu le pensé.

Gorgée d’affect, la lettre est coupée effectivement de sa signification et cela s’émet à une mère, c’est le savoir de ma patiente. En cela la lettre est rupture du semblant, elle dissout ce qui fait forme, artifice, savoirs exportés.

Elle fait littoral précaire, survenant du mouvement de la vague qui s’étale en traces improbables. Quand Lacan touche à ce savoir du moment où la rive établie précédemment n’est plus discernable, il fait bien entendre que le désir de l’analyste n’est pas du même ordre que le désir du tout homme. Lacan aurait eu l’idée que la passe puisse se faire en écrivant me semble-t-il ?

La lettre, selon sa façon d’y être, sans y être, comme l’énonce ma patiente, devient le reflet de l’hypothèse d’un savoir indiscutable car insu, je dirais hors sujet.

Le titre qui m’est venu sans chercher longtemps m’a interrogé par la suite : Une écriture sans sujet… Pouvais-je m’y fier ?

Quand je me suis inscrite pour cet exposé les choses se présentaient dans la vivacité : les patients savent nous faire entendre ce qui nous intéresse, les lectures abondent, la question se précise avec l’éventualité du titre, pourtant cette fois le désir a disparu dans une sorte de confusion des états. Petit à petit un sentiment d’outrecuidance s’est confirmé dans la répétition du scénario suivant. Évidence du titre, une page venue dans l’entrain, et le lendemain cette sorte d’illisible, ce texte traître. En quoi ? Il n’était pas  question de frotti-frotta à se croire auteur littéraire. La littérature  n’est pas ma visée, j’ai la peinture comme « objet affolant, partenaire inhumain » (L’éthique). Peut-être s’agissait-il d’une inhibition camouflée dans un savoir importé, présomptueux. Si l’inhibition, c’est la béance entre l’imaginaire et le réel, elle se développe d’autant plus que la question de l’écriture nous attèle à un suspens, sans aucun lieu pour nous poser, mais jouxtant pour chacun un réel dont la seule chose à dire c’est qu’il ne peut que nous être gouffre particulier.

Alors s’exposer à en parler est doublement acrobatique. Ce que je découvrais, en lisant ce qu’on appelle parfois des essais, ces survenues d’inscriptions toujours décalées de l’objet analytique, c’était une sorte de mensonge différent à chaque commencement. Ce n’était pas vide non plus, mais plus exactement trop précédé d’autres écrits sur cette question, ce qui habituellement n’empêche pas l’inédit sourçé dans la logique bien particulière de la lettre pour chacun, je le savais. L’embarras pris l’allure d’un rien à dire qui résistait et le temps passait. Ca ne collait plus comme avant l’écriture si c’était sur l’écriture. Tout ce que je savais, tout ce que je savais faire, tout ce que j’avais déjà écrit, comment dire ? me  paraissait cette fois-ci trop « classique ». La seule chose que je pouvais mesurer c’est que j’en venais à refuser de prendre comme point de départ une quelconque présupposition de savoir qui en s’accumulant me ferait écrire. L’insuffisance a été ma seule mise tout ce temps.

Un jour, il faut toujours relire Encore, dans : « La fonction de l’écrit dans le discours analytique », je vois cette phrase de Lacan : avant de commencer déjà, à lui, cela lui paraissait casse-gueule.

Goule, Gola , s’il s’agit bien de la bouche c’est pour les humains la bouche considérée comme servant à parler ou crier. J’entendais mieux ma question. Le risque de casse se tient entre la parole dans le discours analytique et son écrit puisque la question n’est pas de transmettre un discours par un écrit à partir de la parole mais de se maintenir « dans le fil de la parole » pour l’analyste.(3)

Comment rendre une sorte d’adéquation entre ce dont on parle et la façon d’en parler quand on est psychanalyste.

Aussi bien Freud que Lacan ont du inventer un style pour transmettre leurs transferts d’analystes à l’œuvre dans leurs singularités, tout en maintenant une forme de désubjectivation propre à l’écriture publique de la clinique, la question posée est : la psychanalyse comment « ça » s’écrit en quelque sorte, puisqu’elle n’est pas un écrit ? C’est ainsi que je comprends la réponse dans cette phrase de Lacan, dans sa préface à l’édition anglaise des Quatres concepts fondamentaux de la psychanalyse : «  Je ne suis pas un poète mais un poème. Et qui s’écrit, malgré qu’il est l’air d’être sujet. » (4)

J’entends : cela s’écrit d’autant mieux que cela s’impose à l’analyste : c’est certainement dû « à la magie des mots » si l’on y croit. Lacan s’y exposait comme analysant quand il faisait son séminaire.

Georges Bataille, premier écrivain français à avoir été analysé, si particulièrement proche de Lacan, en témoigne dans cette note sur la chance (p 495, Oeuvres complètes, tome III ). La chance c’est échoir, choix, chute, hasard.

« Ecrire est chercher la chance, non de l’auteur isolément, mais d’un tout venant anonyme…Toutefois, de la chance je ne puis pas dire : «  elle appartient »(elle peut à chaque instant se dérober) ; ni exactement : « je la cherche » : je peux l’être non la chercher… »

La chance a donc fini par m’animer quand lisant pour le séminaire Encore  je trouve un article auquel je ne m’étais pas arrêtée.

Il s’agit du chapitre : « The Pillow Book » du livre de Nestor A. Braunstein, Depuis Freud, Après Lacan, Déconstruction dans la psychanalyse (5). Il y est question d’un film de Peter Greenaway, qui fut peintre reconnu avant de faire des films où la jouissance du regard se combine à la subtilité du propos. Son art ne nous demande pas de rester les yeux fermés afin d’oublier. C’est un film pour lire. Et  la pratique de la lettre y converge avec l’usage de l’inconscient, selon la formule lacanienne. Le désir qui anime l’artiste convient, il n’y a pas besoin d’analyser cette œuvre pour en produire les effets, sa visée est de produire l’absence d’un sens  ce qui produit l’intensité de son effet : il est proportionnel au désemparement de l’intelligence.

Le film de Greenaway convient à mon propos : il ne cesse pas d’exprimer la quête permanente des écritures à chaque plan. Ce qui fait que je peux lire ce film, pour des auditeurs analystes qui savent ne pas fermer les yeux. La première version du scénario s’intitulait : Facts about flesh and ink (Des faits à propos de chair et d’encre). Ce film fut présenté en novembre 1998 à New York pour inaugurer une conférence internationale de psychanalystes sur le thème « Comment parlera le corps au XXIe siècle ? »

Il évoque la jouissance chiffrée, dans un corps, par le désir de l’Autre qui est hiéroglyphe, texte insensé. Il en traite par la calligraphie de multiples alphabets d’encres ruisselantes, sur les peaux d’enfants et d’adultes. À la page 208, de ce résumé de la conférence de Braunstein, je lis : « …Nous n’aspirons pas à l’oubli mais à la relecture ; éventuellement à une écriture différente et particulière, la nôtre, inconfondable… Le film de Greenaway nous montre le chemin dont la psychanalyse n’aurait jamais dû s’écarter, le chemin que Lacan, le premier reprit de Freud ». Mes quelques réflexions, grâce à ce film d’une construction baroque extravagante de sensualité et qui sait néanmoins parler, s’articulent à ce que ma jeune patiente « à la lettre », ou d’autres patients m’ont fait entendre, des traces comprises dans la chair qui font corps de femmes et d’hommes, corps qui parlent.

Le titre mérite qu’on s’y arrête. Pillow : oreiller, coussin, taie(s) d’oreiller. Book : le livre de chevet, pourquoi pas celui de l’oreille. Ailleurs je trouve la traduction : livre de prédilection. Comme je le disais le film The Pillow Book pouvait se poser au chevet des analystes ! D’autant plus s’ils aiment l’écriture et la chair dans l’énigme qu’elles posent et dans l’altérité qu’elles manifestent.

Le scénario du film est heureusement incisé, par une interprétation d’images en faisant un palimpseste de gravures de désirs superposées . Ce qui me met au travail ce soir, concerne l’indéchiffrable des traces originaires (dans la chair) conjugué à l’obstination à en récupérer la jouissance dans diverses écritures (l’encre).

Entendre raconter une histoire n’est justement pas ce qui intéresse les analystes, ce n’est pas là qu’ils lisent, et puis on ne leur raconte pas d’histoire. Je ne vous parlerai donc pas de l’ensemble du scénario mais de ce qui s’y rapporte à la lecture de la lettre, selon ma découpe.

Un père, écrivain à Kyoto, calligraphie sur le visage de sa fille Nagiko, à chaque anniversaire, une phrase de félicitations et signe sur sa nuque. La fillette est vue jouissant de l’événement et s’en délectant plus encore grâce à un miroir, elle n’oublie pas pourtant, car cela échappe à son père, de lui rappeler de signer son œuvre, à l’arrière de son cou. Il lui sourit en s’appliquant à sa création, si près que l’enfant sent son souffle. Greenaway évoque, voix off, le mythe originaire de Dieu modelant en argile les premiers humains en peignant yeux, bouche et sexe, en nommant, signant et exhalant son haleine pour donner vie, s’il en est content. Le cinéaste évoque un  père créateur et symptomatique. Son enfant surprendra, quelques fois, les scènes où il est sodomisé par l’éditeur qui lui donnera en échange de l’argent et des faveurs éditoriales. Quand Nagiko atteint l’anniversaire des quatre ans sa tante lui lit des fragments du livre de chevet écrit par la courtisane appelée Nagiko, il y a mille ans. Dans le film, nous entendons scandés tous les éléments de jouissance de la vie de cette femme célèbre qui les a écrits. L’enfant écoute avec grande attention cette lecture qui fait savoir « que le désir puisse condescendre à la jouissance » comme le souligne Braunstein. J’ajoute, puisqu’il s’agit d’une femme : « que le désir puisse condescendre à toutes ses jouissances », comme Lacan l’entendait de ses patientes quand il en témoignait le 20 mars 1963 dans son séminaire L’Angoisse.

À l’aube du vingt-et-unième siècle l’analyste peut entendre de ce film que, ce qui constituera le symptôme, n’est pas à refouler, normer, traquer, interpréter.

Nagiko, devenue adulte, assure que sans l’écriture nous souffririons de terribles dépressions. Quand je parlais de cette question du soin par l’écriture, à mes collègues du séminaire : Encore, le pensement sexuel  j’étais d’autant plus mieux entendue que certaines écrivent. C’est ainsi que Muriel Djeribi m’a fait connaître son article : L’incantation mythique : nom et écriture (paru en1993 in Ethnologie française, XXIII). Elle y traite, au début, du paradoxe du pouvoir incantatoire qui n’est plus vocalisé mais déposé et fixé en créant une surface d’inscription. La lettre y est absorbée avec du liquide … Je cite ce qu’elle souligne (Doutté, 1908, dans les montagnes du sud de Marakech): « plutôt que d’avaler la médecine qu’il leur délivrait, ses malades préféraient dissoudre le papier dans lequel elle était enveloppée, surtout si son nom était inscrit dessus, et avaler la solution ainsi obtenue ».

Il faut qu’un corps parle, sinon la magie des mots n’est pas absorbable et le parlêtre en souffre. C’est à dire qu’il faut que de la chair remonte d’une encre indélébile les récits illisibles qui le feront corps écrit avec une surface. Notre corps inscrit un message provenant du désir de l’Autre sans que nous puissions le lire. Il faut des autres qui lisent pour nous.

Nagiko, « pas-toute », exprime aux calligraphes avec lesquels elle échange ses faveurs sexuelles contre de l’écriture sur son corps, ce vœu : « Traites-moi comme la page d’un livre ». L’analyste qui sait ce qu’on ne peut pas savoir, comprend à travers cette réalisation cinématographique qu’il ne s’agit pas pour le sujet de faire un récit qui déchiffrerait une histoire passée afin de mieux se porter, c’est le mythe d’une vérité.

L’héroïne Nagiko ne s’y trompe pas. Elle n’est plus l’enfant se mirant, aux merveilles (ô mère veille)! qu’un père tatoue (t’as tout) invisiblement. Elle va au delà du père et dépasse le destin tragique névrotique attaché à l’échec d’un père qui transmet à ses enfants son propre impossible en héritage. Dans ce film, comme dans une fin d’analyse, cette femme refuse le sacrifice de subsister comme objet de la jouissance de l’Autre à travers l’écriture. Contrairement à l’éditeur qui déterre le cadavre de l’amant, pour l’écorcher, conservant la peau écrite comme livre de chevet, homme soumis à une jouissance répétitive, mortelle, glacée non plus brûlante de la magie des mots qui dérivent.

Nagiko a su remettre à leurs justes places les marques de jouissance qu’elle a reçues. Ne s’attachant pas au symptôme, elle produit une nouvelle donne: son livre à venir. À la façon dont, en analyse, se produit l’apparition du mouvement de l’inconscient qui s’écrit sans servitude, de l’un à l’autre, dans le présent, et qui n’est pas trésor caché. À ce prix ça s’écrira autrement.

 

(1)J.Lacan. Le temps de conclure, leçon du 20-12-77.

(2)S.Freud . Totem et tabou, Œuvres complètes, vol.11, p.287, Puf, 1998.

(3)J.Lacan. Les formations de l’inconscient, Leçon du 15 novembre 1957, p. 30, Paris, Seuil, 1998.

(4) J. Lacan. Ornicar 12-13, p.124.

(5) Nestor A. Braunstein. Depuis Freud, Après Lacan, Déconstruction dans la psychanalyse, Chapitre « The Pillow Book », Point hors ligne, Érès.