Jean-Jacques Blévis
Seul le particulier….

Intervention au colloque d’Insistance
Le 19 novembre 2010 à l’UNESCO

Intervention de Jean-Jacques Blévis au colloque d’Insistance à l’UNESCO le 19-11-2010

Seul le particulier1

Jean-Jacques Blévis

Ce colloque nous confronte à des termes qui peuvent apparaître contradictoires : l’Universel et les diversités. Ces termes ne sont pas à prendre d’abord comme des concepts abstraits mais comme des noms qui portent en eux des luttes politiques et culturelles : des noms qui sont les vecteurs de différentes politiques culturelles, s’agissant de l’universalité des droits de l’homme et des diversités culturelles des différents peuples.

Il n’est sans doute pas vain d’avancer que la psychanalyse peut ouvrir notre entendement à une approche différente et spécifique de la question de l’universel. Il existe plus d’une façon de donner à l’entendre. Je choisirai donc celle qui s’est imposée à moi pour cette occasion.

Il me semble qu’aujourd’hui encore il est possible de repartir de ce que nous a légué Lévi-Strauss, dès 1952, lors du colloque fondateur de l’Unesco, en dégageant un universel tempéré, un paradoxal de l’universel ; un universel qui prend en compte les diversités culturelles. Diversités qui ne vont pas sans tensions et ce sont ces tensions mêmes qui sont, pour Lévi-Strauss, à soutenir si l’on souhaite donner sa chance à un universel non totalitaire et non impérialiste.

Nous mesurons l’importance que prennent ces questions à être avancées au sein même de l’Unesco. Cependant, comment ne pas être interrogés lorsque nous constatons que l’acronyme de cette institution internationale ne donne pas à lire explicitement une dimension pourtant essentielle à l’objet même qu’elle s’est donnée.

En effet, bien que l’Organisation des Nations Unis pour l’Education, la Science et la Culture soit un acquis considérable, nous sommes saisis par l’absence en son nom d’une référence explicite à la création et aux créateurs sans lesquels la culture et la science, plus encore que l’éducation peut-être, ne peuvent que dépérir, se mortifier jusque dans les langues multiples où elles vivent et se transmettent. Seule la création, l’invention en acte, offrent la possibilité de mettre en jeu de façon vivante la culture et même la civilisation.

La dimension universelle des différents objectifs que s’est donnés l’Unesco confère sa valeur incommensurable à la tâche de l’organisation. Mais cette exigence d’universalité n’est pas sans conséquences ni sans effets réactionnels.

Constatons alors que l’affirmation de l’universel rencontre en retour une haine qui prend des formes variées mais qui ne laisse rien à envier à la puissance d’affirmation de valeurs universelles pour tout homme comme pour toute nation.

Cette haine, qui est peut-être la « vraie haine », est une haine meurtrière de l’Autre, ou plus précisément elle est une haine de la jouissance de l’Autre. Mais il nous faut entendre cette jouissance de l’Autre comme une autre jouissance que celle que les psychanalystes nomment la jouissance phallique et qui concerne chacun en son intime ; une jouissance propre au féminin en soi, quelque soit le sexe d’un sujet. C’est cette jouissance autre, une jouissance étrangère en lui-même que hait celui qui est habité par cette haine véritable.

Reconnaître la “diversité” dans l’universel, c’est déjà pour un sujet donner lieu au nouage en soi de jouissances différentes, n’en exclure aucune et en limiter les effets dévastateurs possibles par cette pluralité même. Autre façon de dire que tout sujet est amené à vivre avec cette double dimension propre à l’humain, avec ses parts féminine et masculine tout à la fois. Ce refus du féminin, si fortement souligné par Freud, comme un obstacle à la réalisation subjective d’un sujet, se manifeste sous des formes symptomatiques diverses mais de manière particulièrement forte dans les flambées haineuses qui se répandent si souvent vis-à-vis de l’étranger. Cette haine au plus près de soi est en son fond une amputation d’être, expulsée de soi et projetée sur l’Autre, devenu l’intrus. Il me semble que la psychanalyse nous donne différemment à entendre, dans cette haine, l’effet d’une impasse subjective. Cette impasse répond à une sorte de ratage – vous connaissez sûrement toutes les variations que Lacan fait entendre à propos de la haine et des rats – un ratage de la mise en tension du féminin et du masculin. La question qui se pose à l’analyste est de savoir, chaque fois que cela prend forme symptomatique, comment permettre à un sujet de traverser de telles impasses, et d’approcher ce que requiert un acte propre au franchissement de cette haine.

Alain Didier Weill, dans le mouvement de sa propre élaboration analytique, a d’abord fait valoir ce que l’universel, tel que nous l’appréhendons aujourd’hui en occident, doit aux legs grec, biblique et chrétien. Il apparaît que, plus près de nous, un philosophe comme Kant aura entrouvert une approche de l’universel qui fait écho à nos questions les plus actuelles. Je fais notamment référence à ce qu’il introduit et déploie dans sa troisième Critique, La Critique de la faculté de juger2 . Il s’y agit certes avant tout du développement d’une problématique qui concerne la question du jugement esthétique mais cela nous intéresse bien au-delà de son objet.

Dans son livre, Kant définit deux types de jugements différents : le jugement déterminant et le jugement réfléchissant.

Le jugement déterminant est un jugement de connaissance qui procède par application de concepts (exemple : prenons le concept de “chien” qui est quelque chose de général et si nous l’appliquons à tous les toutous de tous poils que nous connaissons, on en tire une connaissance du particulier à la lumière du concept qui, lui, est déjà donné).

Le jugement réfléchissant est au contraire un jugement d’invention qui part du particulier pour remonter vers l’universel. Il y aurait dans le jugement réfléchissant une exigence qui part du particulier et qui s’orienterait vers un universalisable. Un universalisable conçu comme quelque chose qui est à venir et qui n’est en aucun cas une donnée déjà là a priori. Pour Kant, l’expérience de la beauté est la rencontre particulière entre le plaisir d’un sujet et une œuvre d’art. C’est de cette rencontre particulière que naît l’exigence d’universalité, c’est-à-dire la prétention que mon plaisir esthétique puisse être partagé et partageable par d’autres, par tous, et donc universalisable en droit, sans la médiation du concept. Kant va jusqu’à dire que c’est le sans-concept qui est le caractère même de l’universel. S’en déduit l’idée d’ « un sens commun » esthétique et même politique, par-delà les différences d’époques et de cultures. On mesure l’importance politique de ce que Kant a introduit là de nouveau dans la pensée d’une exigence d’universalité et de passage entre les différentes cultures.

Cet aperçu, évidemment trop rapide d’une pensée extrêmement subtile et complexe, me paraît utile pour mettre en perspective une expérience personnelle qui n’a eu de cesse de m’interroger. J’ai souhaité vous faire part de cette expérience.

J’ai participé, il y a quelques mois, à une rencontre avec Claude Lanzmann3 qui avait été invité à débattre à propos de son livre, Le lièvre de Patagonie, et d’un film qui a été tourné en hommage à son œuvre et à sa vie. En fait, si on invite Lanzmann, il est aisé de vérifier qu’on l’invite, quoiqu’on en dise ou qu’on en pense, pour son film Shoah et pas pour autre chose. Je suis allé à cette rencontre avec réticence et une idée qui allait se trouver confirmée bien au-delà de ce que je pouvais imaginer. Mon idée, c’était et c’est encore qu’il est absolument impossible de parler publiquement de Shoah avec Lanzmann. Je veux dire d’en parler en vérité, à partir de l’expérience personnelle et intime que provoque la vision de ce film. Impossible d’en parler en public avec lui. Peut-être cela serait-il possible – c’est une pure hypothèse – dans le cadre d’une relation de grande intimité. Il n’en reste pas moins que cette réunion-débat s’est très mal passée. Lanzmann est “entré dans le chou” de tous ceux qui lui ont adressé une question, que ces questions soient pertinentes ou non.

Et il m’est apparu que les raisons de ce qui s’était là mal passé ne tenaient pas à tel ou tel, au caractère plus ou moins caractériel de Lanzmann ce jour-là ou au fait que les questions qui lui étaient adressées étaient ou n’étaient pas de nature à l’intéresser,  peu importe… Autant d’éléments qui ne sont que plus ou moins anecdotiques. Non, les raisons de ce qui fut une impossibilité de parler sont, à mon sens, strictement structurelles.

J’ai vu Shoah quand il est sorti à Paris en 1985. Je l’ai vu seul. J’irai plus loin, je pense que c’est un film que l’on ne peut voir que dans la solitude. Il y a une sorte de solitude absolue qui est strictement nécessaire pour voir ce film, pour le recevoir. Cela implique une intimité radicale entre soi et l’œuvre pour que quelque chose passe. L’adresse du film touche à cet intime, à cette solitude absolue. Pas question d’aller parler publiquement de ce film. Quel qu’en soit la manière, elle serait vouée à rester mondaine, qu’on le veuille ou non.

A contrario, le film qui a été réalisé en hommage à Lanzmann et qui n’est pas franchement un mauvais film, est supposé s’adresser à tout le monde, c’est à dire à personne. Shoah, lui, dans cet espace de solitude, s’adresse à l’un, à l’un en soi, à chaque un. Ce en quoi c’est un film dont la portée est universelle. Et l’une de ses forces, c’est la radicalité de cette adresse solitaire et intime.

Cette solitude, lorsqu’elle est subjectivée, donne la ressource de lever les négations radicales dont se nourrit la haine et qui atteignent jusqu’à la possibilité de croire. Dans l’analyse, l’acte qui en permet la traversée, on le sait, prend appui sur le transfert, sur ce que Lacan a nommé le sujet supposé savoir, qui implique non seulement la croyance à ce sujet  supposé savoir et l’amour qui va avec, mais aussi plus encore, de la part de l’analyste, une véritable foi en ce qu’il rend possible.

La difficulté particulière, avec ce que certains affects, dont la haine, mettent en jeu, est qu’ils mobilisent bel et bien ces négations radicales qui agissent à l’opposé du transfert, à l’opposé du sujet supposé savoir et de la croyance qui y est attachée.

A tel point, qu’il s’est imposé à moi, que la question la plus décisive pour le transfert était peut-être moins celle de la croyance, ou même de la foi, mais plutôt la question de l’incrédulité.  Mais l’incrédulité est un terme faible pour ce dont il s’agit, et sans doute nous faudrait-il envisager d’autres mots, comme ceux d’incroyance ou, plus encore, d’incroyable. Il existerait chez tout sujet un point de bascule entre la possibilité de la croyance et de la foi et ce qui peut s’imposer d’incroyable, et ce point de bascule serait à situer du coté de l’acte. Un acte singulier comme événement de l’universalisable.

Là encore une expérience personnelle m’aura obligé à reprendre à nouveau cette question de l’incroyance ou, plus précisément, de l’incroyable… J’ai dit ce qu’avait imposé la rencontre du film Shoah et ce que cette récente matinée manquée avec son auteur avait suscité. A peu près au même moment,  Lanzmann donna, pour la chaîne Arte, un fragment de l’entretien qu’il avait eu avec Karski pour le film et qu’il n’avait pas retenu pour celui-ci.  Je passe sous silence les circonstances qui ont conduit Lanzmann à présenter sur Arte ces fragments inédits.

J’en retiendrai deux moments, deux occurrences qui sont extrêmement fortes. Lanzmann fait précéder ce nouveau document d’une lettre qui se déroule à l’écran et qu’il lit à voix haute. Il est notamment rapporté dans ce texte quelques propos de Raymond Aron qui se trouvait à Londres pendant l’occupation allemande. Quelqu’un demanda à R.Aron s’il ignorait le sort qui était alors réservé, par les nazis, aux juifs d’Europe en Pologne. Aron répondit que non, il savait ; il savait mais il ne le croyait pas. Et, plus encore, il ajouta que, puisqu’il ne le croyait pas, il ne le savait pas.

Autre moment littéralement vertigineux de ce document : après s’être entretenu avec le Président Roosevelt afin de l’informer de sa mission en Pologne occupée par les Allemands, Karski rencontra, à l’incitation du Président américain, un certain nombre de personnalités qui comptaient aux États-Unis à cette époque.

En présence de l’Ambassadeur du gouvernement polonais en exil, il a notamment un entretien avec un juge de la Cour Suprême des Etats-Unis, le juge Frankfurter, qui se trouve être juif. Et il raconte à ce Juge ce qu’il a vu et le sort qui était réservé aux juifs dans son pays. C’est alors, rapporte Karski, que le Juge ne peut s’empêcher de s’écrier qu’il ne croit pas ce jeune Polonais. L’ambassadeur s’empresse immédiatement d’assurer le juge que ce jeune homme est absolument fiable et que ce qu’il rapporte est la stricte vérité. Alors le juge se dresse en colère pour dire : « Ecoutez monsieur l’Ambassadeur, je n’ai pas dit que ce jeune homme était un menteur, j’ai dit que je ne le croyais pas… ».

Quiconque entend le récit de Karski en ce point ne peut qu’en être soufflé, car l’on entend dans sa voix le recours désespéré du juge pour rejeter hors de lui, mais plus encore hors de toute réalité, ce qui, dans l’instant où il profère ce refus, est littéralement hors de toute possibilité de croyance et de foi en la parole de l’Autre. L’incroyable est de cet ordre-là. Il touche à la parole certes, mais il touche plus loin que la parole, il ampute un fragment du réel lui-même, il le dénie, puisque, dans le temps où cela arrive au sujet et où personne ne peut entendre et recevoir ce qu’il dit, il n’y a pas d’autre solution que le rejet ; le rejet pour ne pas devenir fou. Fou de l’inassimilable et de l’abandon le plus radical… Cette expérience traumatique peut avoir été vécue par chacun. D’une manière voisine à ce que rapporte Karski, l’on sait qu’un certain nombre de revenants des camps ont eu à la connaître douloureusement. Robert Antelme, Primo Levi et d’autres l’ont rapporté : à leur retour des camps, ils n’ont eu de cesse, dans un premier temps, de parler, de parler, de tenter de raconter ce qui avait eu lieu. Mais ils se heurtaient à un mur. Personne ne les entendait, et ils se sont découragés. L’incroyable est sans doute lié à cette expérience traumatique elle-même et à une solitude insubjectivée qui la redouble.

Ce que nous permet parfois de découvrir la pratique de l’analyse – il faut bien convenir que c’est rare ; c’est rare et donc infiniment précieux – c’est le moment où pour un sujet toute croyance chute, où la solitude règne absolument. Règne le moment où le trauma se révèle à nu. Quel ressort faut-il alors à ces deux-là – l’analysant et l’analyste – pour ne pas perdre tout espoir, pour miser sur l’inespéré… Le moins qu’on attende alors d’un analyste, c’est d’avoir traversé cette expérience au point d’en avoir acquis un certain “savoir”. C’est ce savoir particulier, intime, solitaire, qui touche au plus singulier d’un sujet et qui seul peut revendiquer sa valeur universalisable. Il n’est universalisable qu’à la mesure de se révéler source de création.

 

1-Texte qui reprend mon intervention lors du colloque d’Insistance à l’Unesco, le 19 novembre 2010.

2-Je remercie Valérie Waill-Vallet d’avoir attiré mon attention sur ce que Kant apportait comme nouvelle approche de l’universel et du particulier dans ce livre.

3-Rencontre du 20 février 2010, organisée par Psychanalyse Actuelle à l’initiative de Jean-Jacques Moscovitz.