Guy DANA
Rejoindre le politique

Le 13 février 2010
Intervention au colloque de Convergencia
Que peut-on attendre d’une psychanalyse ?

Intervention le 13 février 2010 au colloque de Convergencia : "Que peut-on attendre d'une psychanalyse ?"
Colloque initié par le Cercle Freudien, Espace Analytique et Insistance.

REJOINDRE LE POLITIQUE

In fine

Le point vif de la question qui est posée, ce sur quoi pour ma part je souhaite insister, c’est que l’analyse est une traversée autant du transfert que du langage et qu’elle suppose un mouvement qui va vers une essentialisation.

Si nous gardons ce fil rouge de l’essentialisation, vers les nombres premiers comme il est dit en mathématiques alors beaucoup de choses peuvent se décliner qui vont dans la même direction.

1 Ce qu’en premier lieu, on peut attendre d’une analyse, c’est de se déprendre d’une fidélité inconsidérée, c’est de subvertir les signifiants liés à l’Autre ; inconsidérée veut dire qu’elle n’avait pas été jusqu’alors interrogée ; il faut donc à certains égards se trahir, pour conquérir cette liberté particulière à l’analyse qui est sans communes mesures et qui est d’abord une liberté de penser. Autrement dit se tourner un peu plus résolument vers les autres, pour entendre ce qu’il ou elle dit, pour être avec, c’est le but aussi simple puisse t-il paraître ; peut-on alors évoquer une présence à l’autre inédite ? C’est en effet ce qui devrait s’espérer.

 

Le névrosé, c’est l’étourdit, l’oublieux celui ou celle qui n’écoute pas, toujours ailleurs dans les pensées, captif de l’imaginaire et à ce titre, on peut attendre de l’analyse, une réduction de l’imaginaire, de tout ce qui est faussement totalisant ; on peut attendre aussi que la question du phallus, pierre d’angle classique de la clinique analytique, ne se conjuguera plus avec le verbe être, mais avec le verbe avoir ce qui orienterait différemment le conflit psychique.

Essentialiser va dans ce sens.

Pour approcher ce mouvement décelable dans le travail que nous menons avec les névrosés, il n’est pas inutile de le confronter avec ce qui se passe dans la psychose où il y a au contraire comme un trop de lucidité, un trop de présence ou de proximité ; la psychose ça plombe, au point que l’intention ici serait plutôt de distraire, d’alléger, de se distancier, tâche comme vous le savez délicate ; là où avec nos patients psychosés, il s’agit de refermer, de construire l’intime, de gagner en silence ou en énigme supportable, avec les névroses c’est un mouvement d’une certaine façon inverse qu’il faut conduire pour se rapprocher des choses et des gens.

 

Mieux il sera analysé,dit Lacan, plus il sera possible qu’il soit franchement amoureux ou franchement en état d’aversion, de répulsion sur les modes les plus élémentaires des rapports des corps entre eux par rapport à son partenaire[1].

Remarque qui illustre me semble-t-il parfaitement ce mouvement vers une essentialisation.

C’est un ici et maintenant pleinement assumé que porte le qualificatif franchement, un engagement, loin si possible, des tergiversassions de la névrose et qui renvoie, comme une sorte de vertige rétroactif à l’idée que in fine que l’Autre n’existe pas[2] ! Cela ne peut se comprendre, me semble-t-il que rétroactivement, par la grâce du futur antérieur là où auparavant la névrose de transfert avait en quelque sorte pris ses quartiers ; autrement dit, l’Autre n’existe que parce que la situation de transfert l’avait fait exister. La formule de Lacan : le transfert est la mise en acte de l’inconscient est en ce sens, éclairante  Au-delà, lorsque le transfert chute, lorsque la prégnance de l’Autre chute, alors il devrait être possible qu’une relation plus immédiate, plus vraie voit le jour.

 

2 Cela suppose que l’analyste soit plus fort que le symptôme ce qui touche au second point d’essentialisation car plus fort que le symptôme veut dire qu’il ne le vise pas en propre. Plus fort veut dire ne pas répondre dans l’adéquation, décentrer de telle sorte, comme le dit Freud, que la guérison s’obtienne comme bénéfice annexe[3].

 

Nous sommes ici comptables de la méthode : l’analyse ne travaille pas frontalement avec les symptômes ; son intention, à certains égards, les dépasse, va au delà ce que Freud va traduire dans une note de bas de page du Moi et du Ça : la tâche de l’analyse n’est pas de rendre impossibles les réactions morbides mais d’offrir au Moi du malade la liberté de se décider pour ceci ou pour cela[4]. Autrement dit, le geste de l’analyste vise le décidable un espace conquis en l’Autre et ce avant toute décision.

Sur ce point, Lacan voisine avec l’esprit de Freud quand il dit que le but de l’analyse ne consiste pas à ce qu’on soit libéré de ses sinthomes, l’analyse consiste à ce qu’on sache pourquoi on est empêtré[5]. Et avec ce mot empêtré, on peut rappeler ce que Freud écrivait à Lou Andreas-Salomé dans une lettre de 1915 / Ce qui m’intéresse, écrit Freud, c’est la séparation et l’organisation de ce qui autrement se perdrait dans une bouillie originaire[6].

Là encore se fait entendre une intention de clarification, de simplification. Il s’agit d’essentialiser, de gagner sur le chaos, sur la confusion et surtout de gagner en espace faire valoir le stabitat comme dit Lacan.

L’analyse aboutit à considérer deux poids et deux mesures : face à ce travail d’essentialisation le symptôme est d’une certaine façon poussé à se déplacer, à se mettre en quête selon la belle formule du philosophe, Samuel Trigano d’une habitation malgré la privation de toute résidence[7].

A terme c’est la jouissance qui s’y rattache qui se trouve pat comme aux échecs. C’est pourquoi il faut prendre au sérieux ce que dit Freud que la guérison se donne comme bénéfice annexe, l’essentiel est ailleurs comme si la méthode elle-même jouait sa partie, laissait en quelque sorte sa trace pour éclairer la guérison et non pas la viser.

 

3 Au fond, une question insiste qui  redouble celle qui nous est posée : ce qui peut s’espérer d’une psychanalyse n’est-il pas congruent non seulement avec la méthode mais peut-on dire avec la technique analytique elle-même, avec en particulier ce qu’apporte la règle fondamentale ? Tout au moins, ce double fond de la technique doit nous servir d’appui.

En outre, il y a chez Freud une intimité entre son travail de recherche et les spéculations que l’homme Freud n’a pas manqué de livrer en diverses circonstances. En sélectionnant deux de ses propos où recherche, applications et spéculations personnelles sont liées, on retrouve ce que Freud pense et qu’il a pu théoriser secondairement. Ces propos se trouvent dans sa correspondance ou dans les cures dont les analysants ont par la suite publié le détail. Ce sont des éléments très précieux sur les finalités de l’analyse de ce qui peut s’en espérer :

Quand je m’installe, dit-il, à mon travail, je me demande toujours ce qui va arriver et c’est cela qui me pousse irrésistiblement à travailler[8].

Il y a dans cette remarque le goût de Freud pour la contingence, pour un évènement psychique qui n’est pas prévisible, pour tout ce qui surgit et fait évènement.

Au même titre serait-on tenté de suggérer que la règle fondamentale dont le principe est d’accueillir les idées incidentes sur ce même principe de la contingence : le plus anodin comme le plus sensible. Or il y a dans cet accueil, d’une idée à l’autre, d’une séance à l’autre, un travail de fond qui s’effectue, un travail d’érosion et qui n’est pas le moindre acquis de l’expérience. Ne peut-on pas soutenir qu’à terme ce qui est espéré d’une psychanalyse, modifie profondément la relation à l’inattendu, une relation devenue moins défensive laissant place à une vacuité qui se suffit à elle-même, débarrassée en somme de la tendance à vouloir y parer, à combler. Ici la relation plus pacifique avec l’inattendu supporte aussi l’énigme et la parade n’est plus exclusivement phallique. Le féminin gagne aussi par cette porte.

Les psychoses qui ne s’accommodent d’aucune vacuité et qui, est-il besoin de le rappeler supportent assez mal la règle fondamentale témoignent à l’inverse d’une incapacité à traiter l’inattendu, comblent et suppléent par les voix, le délire et, comme toujours permettent à partir des impasses rencontrées d’approcher un peu mieux les névroses.

En somme cette disponibilité à ce qui vient sans suspicion préalable, sans connoter ou orienter le signe de l’évènement d’un surcroît de sens pourrait être un des acquis de l’espérance analytique tout au moins dans une cure de névrosé et, en grande partie directement liée à l’association libre. L’analyse fonctionne à l’envers de la projection, rapatrie la causalité, fait taire la plainte en lui ôtant peu à peu tout argument de jouissance. Et en bref, elle déconstruit tout persécuteur. En définitive il s’agit bien d’un mouvement d’essentialisation qui libère la libido pour de nouveaux investissements.

 

Un autre point, liée à la règle fondamentale et à l’association libre mérite d’être souligné. Cette fois, la question de la vacuité, n’est pas du côté de l’accueil mais elle est introjectée.

Freud, a constamment le souci d’un espace d’élaboration, il veut respecter l’espace entre les mots autant que les mots et fait ainsi valoir une vacuité, un vide dont on peut dire qu’il est autant limite au discours qu’espace créatif. Ce réel, peut-on dire aussi, il ne s’agit pas seulement de le démasquer selon la formule de Serge Leclaire. Il me semble qu’un des enjeux de l’analyse est de parvenir à son introjection pour le rendre créatif. C’est à ce titre que l’expérience analytique devient aussi traversée du langage, traversée de ce qui s’y produit à partir du langage où le couple que forment ensemble espace et langage, réel et symbolique est en travail constant.

Il faut prendre sur soi de ne pas disputer à l’inconscient sa position dirigeante dans l’instauration de la cohérence dit Freud[9], ou encore, il est préférable de ne pas faire intrusion avec ses interprétations ou interventions alors que le patient est en train d’élaborer sous peine de susciter une frayeur qui sera définitive[10].

 

Qu’est-ce que cela signifie ? Que la vie psychique est associative. Cela signifie aussi que l’analyse ouvre la langue, la déplie, gagne d’une idée à l’autre en étendue, permet des extensions inédites, apporte à l’analysant une forme de réjouissance qui n’est pas sans effets sur ses propres trouvailles et qu’il s’agit d’espérer pour le coup qu’il se réapproprie un savoir. Comment ? Et bien par le génie de la langue, par l’équivoque, par l’extension poétique, ou banalement par le lapsus. C’est ici ce qui distingue l’analyse de toute autre méthode où à l’inverse le savoir vient de l’extérieur ; expérience inouïe, de retournement, à condition que l’analyste la conduise avec tact, fasse discrètement entendre cette traversée du langage.

 

Oui mais comment fonctionne le temps de comprendre ?

Dans le petit discours que fait Lacan aux psychiatres le mot précarité revient très fréquemment et ce que veut dire Lacan avec ce terme qui insiste, c’est que la question du sujet, sujet qui se délègue dans les signifiants qui le représentent est pour l’analysant un instant fugace qui ouvre à l’entendement ; il est éventuellement ponctué par l’analyste. Ce qui est à espérer c’est que l’analysant puisse se réapproprier ce savoir… précaire car c’est ce qui conduit l’analyse à se poursuivre. A l’inverse, et comme les contraires réciproques chers à Freud, l’analyse trouve à penser les questions de la fin grâce… à l’infinitude.

Car c’est paradoxalement à partir de ce qui s’énonce comme infinitude au sens d’une résistance indépassable et nommément la question de la crainte d’une féminisation chez l’homme comme chez une femme (qui s’exprime chez elle par le pénis-neid !) qu’une issue peut être élaborée !

Une autre réflexion de Freud va prolonger la première réflexion sur l’inattendu mais garde des liens avec ce mouvement d’essentialisation. C’est Marie Bonaparte qui rapporte dans un article de juillet 56 de la revue française de psychanalyse ce que Freud lui avait dit au cours d’une séance de travail : « un jour, me dit-il, tout meurt, la pensée humaine comme l’homme. La pensée survie 20 ou 30 ans et puis meurt à son tour » je répliquais dit Marie Bonaparte que depuis plus de 3000 ans Homère se lit toujours ! Donc Homère devrait disparaître ! Puis notre culture, l’humanité et la terre ! Et Freud imperturbable répondit : « pour quelles raisons quelque chose qui émane de l’homme devrait durer alors que l’univers entier périt. Interloquée par la réponse de Freud, Marie Bonaparte lui rétorque « ce que vous dites est beau, mais triste ! » et Freud de répondre : « pourquoi triste, c’est la vie. C’est justement son éternel recommencement qui rend la vie aussi belle[11]. »

 

Freud prolonge ici ses idées sur la caducité, sur la verganglichkeit déjà évoquée par Claude Rabant et Claire Gillie.

Mais dans ce dialogue, la question est prise par un autre bord et c’est ce que je veux souligner : l’enjeu c’est la viscosité de la libido : si les objets du passé auxquels nous sommes si attachés ne périssaient pas la libido ne serait jamais libre et pour le sujet il n’existerait rien de nouveau.

La disparition des objets est nécessaire afin que la libido libre en investisse d’autres, en invente pourrait-on dire d’autres. L’enjeu d’une analyse serait ainsi de permettre au patient de se détacher des objets du passé et de recommencer. Autrement dit, on cueille l’instant de la création à partir de la perte désinvestie. Cela rappelle une phrase toute simple de Lacan énoncée à Lyon en 1967 : La psychanalyse, disait-il à l’époque, c’est une chance de repartir[12].

Or là encore, la méthode jouxte la visée : recommencer avec chaque patient, mais aussi remiser son énonciation à chaque séance. De plus refaire une tranche avec tel ou tel analyste n’engage pas le même récit. Certains savent peut-être ici que je mets en pratique depuis des années une thérapeutique des psychoses avec le concours de plusieurs lieux où la question du commencement plusieurs fois renouvelé est centrale. Il y a dans l’analyse une éthique du commencement dont le véritable enjeu est de rompre la pensée du destin celle que la pulsion de mort affectionne évidemment.

Mais n’est-ce pas là encore congruent avec la technique analytique ?

Se vérifie en définitive concernant ce mouvement d’essentialisation qu’il y a entre l’engagement vers l’autre, l’accueil de l’inattendu, l’introjection d’un vide à visées créatives et l’amour des commencements une synergie que la technique analytique porte en elle. A charge pour l’analyste d’en mesurer les effets et la musique.

J’aborde mon dernier point très rapidement trop rapidement, c’est la question du politique. La psychanalyse est politique non pas dans son intention mais dans ses conséquences : subvertir la notion de sujet, lever les interdits de pensée, faire jouer l’inadéquation comme l’incomplétude a nécessairement des effets socialement parlant. Comment diable en serait-il autrement ? Or notre monde est en profonde mutation ; quelque chose se cherche disent les économistes. Très bien mais lorsque le maître moderne interdit le détour, fixe la ligne droite de la performance, son discours ne tend-il pas à effacer l’équivoque, la perspective pour produire une société où seule prévaut la norme, l’objectivation, l’adéquation. N’est-ce pas les contours d’un monde qui balaye la frontière entre les hommes et les choses ?

Un monde pour des individus, détournés qu’ils sont des véritables enjeux, comme hypnotisés par l’objet !

Eradication des symptômes pris pour cible, multiplication des fichiers et des caméras, veille de l’opinion, politique sécuritaire, empire de l’évaluation : la réalité en pleine face veut dire qu’elle colle au signifiant. Plus question de métonymies, de métaphores, de rêves, la langue est désormais comme le disait Rabelais, gelée : c’est une novlangue qui peu ou prou nous entoure et chacun doit être transparent et conscient de l’être. Foucault ne s’y était pas trompé avec sa définition du panoptisme.

 

Je crois que les analystes ne peuvent pas rester indifférents à ces profondes mutations car elles génèrent des points aveugles et des interdits de pensée sans précédent. L’analyse aujourd’hui est l’antidote de la modernité. Elle ne cherche pas le retour en arrière mais elle permet l’esquive, la résistance, déjoue les pièges, reconstruit le symptôme là où il se fonde. Je n’hésite pas à évoquer une forme de psychose quand le principe de précaution prend de telles proportions et quelle distance avec cet accueil de l’inattendu à quoi conduit l’analyse ! Antidote, quant la transparence érigée en rhétorique va à ce point à l’encontre de l’origami de la vie psychique ; antidote encore quand la multiplication des normes et des protocoles veut faire plier pour un savoir anonyme ! N’est-ce pas l’envers absolu de cet amour des commencements qui caractérise l’analyse, de cette réappropriation du savoir que nous recherchons pour l’analysant.

Prendre la mesure de ce qui aujourd’hui détourne le conflit psychique, de ce qui induit constamment une promesse de jouissance, de ce qui produit une incarcération du sujet est un impératif absolu et c’est ce qu’on peut espérer de l’analyste !!

 

Guy Dana

Le 30/01/2010


[1] J.Lacan : Séminaire VIII Le Transfert, séance du 8 mars 1961 SEUIL, p, 220

[2] J. Lacan : Subversion du sujet et dialectique du désir, Ecrits, SEUIL, p, 826

[3] S. Freud : Psychanalyse et théorie de la libido, in  Résultats, idées, problèmes, tome II P.U.F. p, 69

[4] S. Freud : Le Moi et le Ça in Essais de Psychanalyse PAYOT, p, 294

[5] J.Lacan : Livre XXV Le moment de conclure, séance du 10 janvier 1978 (non publié)

[6] Lou Andreas-Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud, Gallimard, 1970, p122-123 :

[7] Smuel Trigano Le temps de l’exil, PAYOT, p, 32

[8] Propos rapportés par H.KNŒPFMACHER, Freud and the B’nai B’rith, in Journal American psychoanalitic association

[9] S ; Freud : Le maniement de l’interprétation des rêves en psychanalyse in La technique psychanalytique, P.U.F. p, 68

[10]  S. Freud : Sur l’engagement du traitement in La technique psychanalytique, P.U.F. p, 125

[11] Propos rapportés par Marie Bonaparte dans un article intitulé : Deux penseurs devant l’abîme, Revue Française de psychanalyse, P.U.F. No 3 juillet/ septembre 1955

[12] J.Lacan : Conférence à Lyon, 1967 Place, origine et fin de mon enseignement, in Mon enseignement, SEUIL, p, 56