Jean-Mathias PRÉ-LAVERRIÈRE
La fin heureuse de l’analyse

Juin 2010

 

 

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La fin heureuse de l’analyse

Jean-Mathias Pré-Laverrière

 

On peut donner trois fins à l’analyse : l’accession à la parole symbolique, la parole pleine de Lacan ; l’accession à la sexuation ; et la fin de la cure, la fin heureuse de l’analyse, qui est l’objet de ce travail.

 

La fin de l’analyse comme accès à la parole symbolique

Etre responsable, c’est-à-dire :

• pouvoir dire : « ce que je fais, ce que je dis, c’est bien je qui le fais, qui le dis ».

• pouvoir me demander si ce que je fais est bien ce que je veux.

• me reconnaître engagé par les effets de ce que je fais, de ce que je dis.

• accepter d’avoir à répondre devant d’autres, ni complaisants, ni complices, de ce que je fais et de ce que je dis.

La fin de l’analyse comme acceptation de la sexuation

Ce point mériterait un long développement. Selon Françoise Dolto, on y arrive quand on peut :

• accorder de la valeur à son sexe anatomique ; à celui de l’autre sexe.

• accorder de la valeur aux êtres humains de son sexe ; à ceux de l’autre sexe.

• pouvoir attendre d’une rencontre avec une personne de l’autre sexe une fertilité symbolique et une fécondité à incarner.

La fin de la cure

Sa condition est la sortie d’une dépendance qui empêche d’être vivant.

 

Faiblesse, dépendance

L’expérience que vit l’être humain tout au long de son enfance est sa faiblesse par rapport à ses parents, par rapport aux adultes. C’est une faiblesse réelle : il ne fait pas le poids. Elle est ressentie comme telle, ce que montre très bien Jonathan Swift, dans le Voyage de Gulliver à Brobdingnag, le pays des géants, où il est constamment obligé de penser sa conduite en fonction de l’immense inégalité de masse entre eux et lui, même quand ils sont bienveillants. Cette expérience est d’autant plus forte que l’enfant est petit ou handicapé : impuissance devant les grands, les adultes, les choses, dont on trouve les traces dans les rêves de trains ratés, de bagages introuvables, d’incapacité à voler, à fuir ; fragilité, quand il est en risque de perdre ses repères s’il cesse d’adopter ceux de ses parents. Devenu adulte, il gardera en lui les marques de sa faiblesse originelle ; pour la compenser, il abusera de son pouvoir sur les animaux et les êtres faibles, et de façon monstrueuse, dans les cas de pédophilie. Et s’il peut prendre l’ascendant sur ses parents lorsqu’ils l’utilisent comme substitut à leur narcissisme, il en paiera le prix ; de plus, il éprouvera que ce pouvoir est limité et précaire.

La fonction maternelle assure à celui qui est faible le secours qui lui est nécessaire ; elle est le corrélat de la position d’enfant. Ce que j’appelle la position maternalisante est le dévoiement de la fonction maternelle ; elle vise à maintenir la dépendance de l’autre, en se rendant nécessaire à lui et en abusant de son pouvoir pour l’empêcher de grandir. C’est la position qu’occupent les dirigeants de tout groupe humain, quand leur seule fin est le pouvoir.

Lorsqu’elle était adulte, la mère d’une analysante, qui soulignait qu’elle était religieuse consacrée, lui préparait encore son petit déjeuner. A vingt ans, je ne savais pas cuire un œuf.

Le travail d’aide au renoncement à la dépendance peut être fait même avec des polyhandicapés grabataires mutiques ; on constate la résistance à ce travail chez ceux qui sont chargés de les assister dans tous les moments de la vie quotidienne, résistance due à la nécessité narcissique d’être indispensable à ceux qu’on a choisi d’aider. Et pourtant, quand on arrive à mettre en place des projets d’autonomisation, aussi limités soient-ils, comme de leur apprendre à tenir une cuillère, même les plus réticents sont stupéfaits de constater que ces êtres infirmes, hébétés et cassés acquièrent un regard et essaient de se redresser, ce qui signe la naissance de leur sentiment de dignité.

Profiter de la dépendance du tout-petit pour la prolonger à son bénéfice, parfois toute sa vie, est le fait de certaines mères, mais aussi de pères comme celui-ci, dont une phrase favorite, efficace au-delà même de sa mort, était :

Mes filles se marieront quand j’aurai une canne à pommeau d’argent.

Une mère plaçait son enfant sur une tablette de la salle de bain ou de la cuisine. Quand il voulait descendre, il criait. Le père se fâchait : « Ça va pas ! Pourquoi tu fais ça ? » Elle répondait que ça n’avait pas d’importance, puisque s’il voulait descendre, il n’avait qu’à appeler.

Si l’on convient qu’une mesure est éducative quand elle aide quelqu’un à utiliser ses capacités pour progresser, alors celle-là était anti-éducative. Ces conduites sont beaucoup plus fréquentes qu’on ne le croit.

Dans l’institution où étaient accueillis les polyhandicapés dont je viens de parler, une jeune femme qui n’était pas grabataire avait réussi à ouvrir la porte des grilles du domaine, porte pourtant verrouillée électriquement, ce qui avait provoqué un affolement général. Cette autonomisation réussie, qui avait nécessité les ressources d’une intelligence que personne ne soupçonnait, avait été stigmatisée comme marque d’une désobéissance, alors que, évidemment, aucun interdit n’avait été énoncé. J’avais proposé qu’on mette sur pied un projet pour lui apprendre à se déplacer à l’extérieur sans danger, notamment à traverser la rue, ce qui avait été aussitôt refusé. A ma demande d’explication, il avait été répondu : Parce que (si le projet réussit) elle ira plus loin.

Les mesures anti-éducatives ont des effets encore à l’âge adulte.

Jacqueline vient d’acheter, non sans mal, le petit appartement qu’elle louait. Une amie lui dit : « C’est bien, tu as un appartement ». Ce n’est pourtant pas son avis : Le fait de faire des choses officielles qui me rendent indépendante, ça, ça me rend mal. Je sais que j’ai le droit d’avoir ma vie, (mais) je me suis toujours refusé le droit d’avoir une vie indépendante, tout en affirmant haut et fort que je l’ai. Elle ajoute avec humour : La conséquence — il faut que je reprenne du Prozac. La séance suivante : Je ne sais pas comment j’arriverai à vivre sans ma mère ; je me demande pourquoi je pense ça. Je pense que c’est moi qui devrais mourir avant elle ; je sais bien que ce n’est pas dans la logique des choses.

Plus tard, apparaîtra une difficulté œdipienne qui complique la situation : On me disait que j’avais les yeux de mon père.

Elle hésite : Il y a quelque chose qui me vient à l’esprit. Elle s’arrête. [Dites] Elle a toujours voulu gommer ce qu’il y avait de bien en moi.

Ce constat, qui lui permettrait d’abandonner sa croyance à l’obligation de rester attachée, sera rapidement oublié si le psychanalyste ne veille pas avec ténacité à le sauver du refoulement.

 

L’infantile morbide et la dépendance transférentielle

Il n’est pas dommageable qu’une position régressive soit occupée momentanément par un enfant qui vient de subir une épreuve trop lourde, situation dans laquelle il faut relâcher les exigences ; ou même par un adulte dans un couple, mais à condition de réciprocité. La position d’enfant mérite d’être occupée, par nous aussi, les grandes personnes, mais à titre temporaire, car elle permet de penser la métaphore comme véritable, de garder un potentiel d’invention, la naïveté, l’émerveillement, la curiosité qui pousse à la découverte du monde, la confiance primesautière qui doit être tempérée par l’expérience, mais non anéantie.

En revanche, la position infantile est un effet de l’empêchement à grandir. La dépendance, imposée dans un premier temps au-delà de ce qui est nécessaire, va ensuite être choisie en tant qu’elle donne le privilège de l’irresponsabilité.

• Je ne sais pas. Je n’étais pas au courant. On ne m’a rien dit.

• Moi, je suis malade.

• Je ne m’occupe pas de ça.

Un analysant découvre ce qu’il avait mis en place. J’avais tout un système (…) qui m’empêchait de grandir. J’avais un système qui était … fermé.

On la rencontre chez les maris qui appellent leur femme Maman pour se décharger de leur responsabilité paternelle.

Un père à qui son fils avait demandé des éclaircissements sur la sexualité, lui avait répondu : « Va demander à maman. »

La position infantile conduit à la mort psychique.

Edgard. Je retenais tout ce qui était source d’excitation. Je restais bien tranquille.

Le verbe retenir marque la conjonction d’une excitation sans cesse recherchée, quoique jusque là ignorée, et du maintien de l’immobilité. De sa jouissance perpétuelle — je dis perpétuelle, parce qu’il avait très bien remarqué que dans cet état, le temps n’existait plus — ses parents ne voulaient pas savoir qu’elle l’empêchait de vivre. Sa « tranquillité » était la preuve qu’il donnait de sa bonne volonté — tout le monde était content, le père, la mère, l’école — et le signe de sa complicité déresponsabilisante avec une œuvre de mort.

Winnicott a souligné le danger de sous-estimer la dépendance dans le transfert, dépendance qui induira son corollaire, la contre-dépendance.

Un analysant reste en silence une vingtaine de minutes sur le divan, puis s’assoit. J’avais besoin de marquer la fin de la séance. [Je lui demande pourquoi] J’avais besoin de diriger.

Ce sera à analyser le moment venu, mais certainement pas trop vite, et surtout pas à sanctionner par une rétorsion. Certains analystes, campant sur une position anale, veulent en effet diriger la séance jusqu’à ne pas accepter que l’analysant y mette fin lui-même, ou bien se lève et se déplace, sans s’apercevoir qu’ils renforcent la dépendance infantile et la rendent inanalysable. L’analysant, soit arrêtera la cure, soit, fasciné par son analyste, hypnotisé dirait Ferenczi, cherchera une compensation dans le fait d’opprimer encore plus les autres à son travail et dans sa famille ; ou alors, attendra de devenir psychanalyste à son tour pour être à la bonne place.

L’impossibilité d’un champ de puissance autonomisant est renforcée par les interdits mortifères ; elle engendre un désespoir qui affleure dans les cures.

• Il faut être sérieux dans la vie.

• Tu dis n’importe quoi. C’est des bêtises.

• Ce n’est pas pour toi. L’interdiction de s’élever au-dessus de sa classe d’origine.

• Jouer, c’est perdre son temps.

 

Les effets de la dépendance morbide

Ils sont multiples :

1. destructivité sans espoir.

2. insécurité.

3. pervertissement de la dépendance.

4. culpabilité.

5. dommages narcissiques.

Il y a deux types de destructivité chez l’enfant. La destructivité première relève de la pulsion d’emprise ; comme Freud l’a noté, elle est l’effet de l’exercice de la motricité. Au début, l’enfant ne détruit pas pour éliminer, mais pour éprouver l’efficience du moi comme moi de maîtrise, comme lorsqu’il détruit joyeusement une tour de cubes qu’il vient de construire. Cet exercice de la motricité est physiologiquement et psychiquement sain, mais certains parents essaient de le réprimer tant qu’ils peuvent, même quand il ne cause pas de dommages.

• Tu veux faire du vélo ?  Pour tomber ?

Avec, sous-entendu, pour atteindre le moi idéal :

• et te faire mal

ou même : être estropié le reste de ta vie

ou pour atteindre l’idéal du moi :

• et te tuer et causer un chagrin éternel à tes parents.

L’objet de la destructivité première n’existe pas en tant que destructible : on en a la preuve quand l’enfant est atterré de constater que ce qu’il a détruit ne renaît pas. Mais si le dynamisme constructeur, qui doit s’appuyer sur le narcissisme primaire, est entravé par les parents ou par le fait de vivre dans un pays en état de guerre permanent, les destructions effectives deviendront le seul moyen de se sentir exister.

La dépendance induit un cercle vicieux, car toute tentative, même imaginaire, pour y échapper entraîne une insécurité qui y ramène brutalement.

Dans la famille d’Etienne, enfant constamment ridiculisé, un jeu pervers amusait beaucoup les adultes ; il consistait à répéter sans fin le récit de la mort à bicyclette de l’oncle de l’analysant, alors qu’il était presque à l’arrêt, mort survenue à un moment où, devenant adulte, il avait décidé de quitter sa famille. L’avertissement avait si bien été entendu qu’il avait fallu à Etienne de nombreuses années d’analyse pour oser enfin se mettre sérieusement à la compétition cycliste, sport pour lequel il était particulièrement doué et qui lui donnait le sentiment d’être valeureux.

Ce retour peut devenir persécutif, mais de façon déplacée ; il est à l’origine de la crainte de se faire avoir.

Evelyne. Si la condition pour que je vive est que j’accepte de quitter ma mère et ma grand-mère, (il faut que) j’accepte de perdre tous mes repères. Je suis (alors) dans la plus grande fragilité, dans le plus grand danger de me faire avoir par l’autre.

Elle n’avait pu tenir pour bons les compliments de son compagnon, sincèrement content du diplôme qu’elle venait d’obtenir, et qui lui avait dit : « Maintenant, on est tous les deux entraîneurs », alors qu’il avait un grade plus élevé qu’elle. Elle insiste sur sa peur de se faire avoir si elle passe à un type de relation non agonistique avec lui, si elle peut reconnaître quelque chose de bon en lui.

Il y a un danger de récupération perverse de la dépendance.

Un analysant a acheté un appartement avec sa compagne. Pour ses déménagements précédents, il se faisait aider par ses frères aînés qui en profitaient pour le sadiser. Il y a l’idée que c’est impossible de se débrouiller tout seul. (Et pourtant) si j’arrive à faire tout seul les travaux, j’aurai plus de valeur, plutôt que de reprendre la place du petit nul qu’on vient aider : « J’y arriverai pas, il faut venir m’aider ». Le truc chiant (= ce qui me gêne dans ce symptôme), c’est que ça me fait bien rigoler. Comme si je me disais : « Ben oui, c’est très drôle, tout ça ».

Valérie n’allait jamais en récréation. Ma mère pensait que c’était mauvais pour ma santé : elle pensait que je pouvais m’enrhumer. Elle avait demandé un certificat au docteur, et à la maîtresse de me garder en classe pendant les récréations. Elle rapporte cette cruauté abominable comme quelque chose de normal, et son ton provocateur révèle un passage à la position perverse. La complicité sociale est manifeste, puisque la chose n’aurait pas été possible sans la collaboration du médecin et de l’institutrice.

Un moyen efficace pour empêcher l’autonomisation est la culpabilisation.

Jacqueline dit d’un ton mécontent : Je me demande ce que m’apporte la psychanalyse. Je lui propose d’en dire plus. Je suis plus adulte … C’est les autres qui l’ont remarqué. Je suis plus sûre de moi. (Mais quand quelque chose m’arrive, j’ai tendance) à me sentir coupable. Je me dis que si la personne en face s’est conduit comme ça, c’est que je le méritais. C’est vrai que c’est relié à l’enfance : (ma mère me disait) « C’est parce que tu es méchante ». Si elle  me faisait poireauter un demi-heure à la sortie de l’école, elle me disait : « C’est parce que j’ai beaucoup de travail », (ce qui voulait dire) « C’est parce que tu me donnes beaucoup de travail ». Elle s’excuse de raconter de telles bêtises.

Il faut l’insistance du psychanalyste pour qu’elle admette que c’est une situation terrible et destructrice pour un enfant d’attendre sa mère sur le trottoir après l’école, alors que tout le monde est parti et qu’il n’est même pas certain qu’elle finira par venir.

Quand elle est habituelle, la moquerie des adultes dont parle Freud est d’autant plus ravageuse que l’enfant est dépendant ; elle le plonge dans une solitude dont il ne pourra sortir que s’il rencontre des adultes qui ont confiance en lui et qui l’encouragent. Si ce n’est pas le cas, la mise en place d’un narcissisme sain devra se faire avec l’aide de l’analyste.

En séance, Marie retrouve que, toute petite, elle disait souvent « J’ai peur ». Cette phrase déclenchait les rires de toute la famille, jusqu’à ce qu’elle prenne la décision de se ranger dans le camp des bourreaux en se moquant à son tour d’elle-même et des autres. Comme elle avait de l’esprit et de la mesure, cette attitude avait été socialement avantageuse ; elle lui avait convenu jusqu’à ce que la cure lui permette d’en découvrir le coût : la coupure avec la vérité de la maltraitance.

D’une manière générale, d’ailleurs, bien que certains analystes ne s’en soucient pas, il est nécessaire de soutenir le narcissisme de ceux qui ont été soumis par système à des rabaissements, à des culpabilisations, à des forçages inhibant le dynamisme vital.

Albert. Je me rends compte que, en psychanalyse avec vous, je gagne en confiance dans mon propre jugement.

Valérie connaît le poids de la honte. Elle ne m’avait pas prévenu qu’elle serait absente à sa dernière séance : elle était malade, mais elle aurait eu honte de me téléphoner. Je relève le mot honte, qui renvoie toujours à un manquement des parents, parfois de la mère et plus souvent du père, et elle m’explique qu’elle était malade, certes, qu’elle avait besoin de repos, mais qu’elle n’était pas au lit et qu’elle aurait dû se forcer à venir. Je lui demande pourquoi ce repos n’aurait pas été licite et je lui rappelle que les forçages ont tenu une place importante dans son histoire. C’est à grand-peine qu’elle s’en souvient, et le plus grave surgit alors : Ma mère me violait par tous les trous.

 

Surmoi

La jouissance de la dépendance est produite par un surmoi qualifié par Lacan d’obscène et féroce. Ce surmoi est l’avatar de l’Autre de la Jouissance, dont il est illusoire d’attendre pitié ou équité. Il entrainera une régression qui ne s’arrêtera pas au stade sadique-anal, mais qui éclaire la prévalence de la relation bourreau-victime qui en résulte.

Valérie recense avec humour les injonctions qui l’assaillent, mais sans pouvoir inférer quoi que ce soit de leur incohérence :

Fume, salope.

Tais-toi, fume.

Fume, connasse.

Tais-toi, mange.

Ces énoncés additionnant le forçage alimentaire, un ordre mortel, la dérision et une condamnation morale ont pour but d’interdire la parole et la pensée. Ils supposent deux personnes, mais pas de sujet : l’une doit collaborer à son propre anéantissement ; l’autre, par identification, triomphe d’imposer à un être faible une oppression si amusante. La soumission qui en résulte est l’effet d’une bataille perdue.

Louis peut s’en souvenir. Quand j’étais petit, j’avais des éclairs où j’arrivais à me dire que j’avais le droit de penser par moi-même.

Après que des espaces de liberté d’action et de pensée ont été péniblement acquis, il y a souvent, au grand découragement de l’analyste, reprise du pouvoir par ce surmoi. Son action peut être masquée, mais la neutralisation de la vérité et du sens par une jouissance de mort est manifeste.

Edgard. J’ai fait un pas en avant, et ça ne me plait pas. Pourquoi ça ne vous plait pas ? Parce que, à ce moment-là, je peux bouger : je constate qu’il y a des choses possibles. Un pas en avant, c’est un moment de vérité de moi qui m’emmerde. Je perds quelque chose de la position de jouissance de rester objet. (Quand j’étais dans cette jouissance) ça ne me faisait pas question.

La séance suivante, il découvre la castration symboligène. Un pas en avant, c’est quitter la plainte, me séparer de la famille, et accepter d’être seul. Etre seul, vivant.

La répression de la sexualité est éclatante quand un enfant ou un adolescent est sanctionné parce qu’il a une amitié, généralement hétérosexuelle, alors que, dans le même mouvement, il est repris dans le lit de la mère, ou pire. Il s’agit de réprimer la sexualité comme échange entre personnes individuées au profit du sexuel qui fait jouir hors sens, dans la confusion entre patient et agent. Cette répression sera récupérée par le surmoi régressivant qui est « issu du ça », dit Freud, aus dem Es stammt, c’est-à-dire pas encore humanisé ; sa nature perverse est manifeste :

• Jouis à ma façon, dusses-tu en mourir, et tu verras que tu en redemanderas.

Il faut noter que la fascination pour la puissance de l’adulte, d’où découle la soumission au surmoi aliénant, a un effet d’autant plus pathogène :

• que l’enfant n’a pas eu le droit de prendre son autonomie et d’exercer sa pensée critique.

Tu es toujours mon bébé.

Maman s’occupe de toi. Ne te fais pas de souci, maman s’occupe de tout.

Reste près de moi. Ne fais pas ça, tu vas te faire du mal.

Fais-moi confiance.

• que l’infantilisme a été valorisé.

Comme tu étais mignon quand tu étais petit.

• que la prise de responsabilité n’a pas été encouragée. On ne lui a jamais dit :

C’est toi qui sais si tu en es capable.

 

Instance de l’inceste

Chez le petit Hans, tout est bloqué par l’attachement, au père sans doute, mais derrière lui, à la mère.

La force de cet attachement se révélera à la surprise d’un analysant dont le symptôme est d’aimer sincèrement sa femme, sans pourtant arriver à établir avec elle des liens symboliques durables : Quoi que ce soit qui se soit passé dans cette famille, je suis resté lié à cette famille.

On peut entendre ainsi la répétition : dans sa première occurrence, Cette famille est celle dont la malfaisance peut être pensée ; dans la seconde, il s’agit d’une famille qui a statut de Chose, dont l’analysant ne peut se décoller et sur laquelle il ne peut pas porter de jugement.

Il ajoute. J’avais accepté de me sacrifier comme sujet.

Dans de nombreux systèmes pervers, comme ici, le sacrifice exigeant que le sujet soit la victime est l’exact contraire du sacrifice évangélique, qui est l’acceptation du prix à payer pour être sujet.

Pourquoi les sollicitations de la libido sont-elles incestueuses ? C’est à cause de l’Eros, nous dit Freud :

Si l’on se pose la question de savoir pourquoi l’évitement du toucher, du contact, de la contamination joue un aussi grand rôle (…) on trouve comme réponse que le toucher, le contact corporel, est le but premier de l’investissement d’objet (…). L’Eros veut le toucher, car il aspire à l’union, à la suppression des frontières spatiales, Aufhebung der Raumgrenzen, entre moi et objet aimé.

On en voit les effets néfastes chez les enfants phobiques pris dans une impasse qui les amène à macérer dans le giron maternel en cherchant des bonbons dans le sac de leur mère, en se collant physiquement à elle, alors qu’ils refusent des liens vivants avec les autres êtres humains. Ce qui est vrai pour le contact corporel l’est aussi pour la trop grande proximité psychique qui en est la métaphore. Ma fille n’a pas de secrets pour moi dérive de : Ma fille et moi, nous ne faisons qu’un, illustré par le J’ai mal à votre poitrine de la marquise de Sévigné s’adressant à sa fille.

La mère ou le père hétéronomisants sont souvent souffrants, fragiles, malheureux, ce qui renforce leur emprise. Quand les analysants parviennent enfin à voir leur complicité avec les mauvais traitements dont ils se plaignent, ils découvrent que, pour y mettre fin, il faudrait qu’ils fassent preuve de fermeté. Cette conduite leur semble impossible à mettre en œuvre, soit qu’un simple non à une proposition piégée leur paraisse d’une hostilité indigne, soit qu’ils pensent que leur mère ou leur père ne le supporterait pas.

En fait, c’est de la mort de leur moi collé qu’ils parlent, mort qui permettrait pourtant l’avènement d’une vie en tant que sujet, d’une vie enfin vivante. Ils ne veulent pas voir qu’en disant « Ma pauvre mère »,  ils sous-entendent qu’elle a suffisamment souffert pour avoir un droit de mort sur ses enfants.

Victor. Je me dis : j’ai quarante-cinq ans, putain, qu’est-ce que j’attends ? A certains moments, je me sens comme avec une béquille. Il faut que je trouve une solution, (…) mais je ne peux quand même pas laisser ma mère seule pour Noël (alors qu’il voit très bien qu’elle utiliserait cette occasion pour renforcer son emprise).

La stase incestueuse exigée peut devenir explicite.

Un analysant. Il faut que ça reste comme ça.

Un des secrets les plus cachés des relations enfants-parents apparaît parfois au cours d’une analyse. Ce secret est si terrible que, bien souvent, il ne peut être mis à jour, et que, quand il arrive à l’être, il ne peut pas être pensé. La chose est immédiatement oubliée, ou alors elle est dite sans que son caractère exorbitant puisse être pris en compte :

Un autre. Je ne peux pas être vivant, ça lui ferait trop de peine.

Les jouissances licites respectent la loi de l’interdit de l’inceste et la loi de l’interdit du meurtre psychique, y compris celui de soi-même, alors que celles auxquelles nous avons affaire pendant des années sont pour le pire.

Edgard déploie le complexe que constituent la dette mortifère, le surmoi qui condamne et la jouissance de mort, tous trois conséquences de son collage : Je n’ai pas de considération pour moi. Je ne vois pas comment je peux me respecter, respecter les autres. Je suis condamné ; je condamne. Dans cette position où je suis mort, je dépends totalement des autres. Comme si vivre, pour moi, c’était être mort. C’est pour moi un état normal.

Il parle maintenant de ses parents : Comme si, en même temps, j’avais été leur obligé ; obligé de m’en tenir à cet espace de mort.

Quand la jouissance pour le pire est mise en évidence par le travail analytique, elle se révèle souvent pathétique.

Victor. Cet été, à la montagne, à la fin d’une fête, quelqu’un m’a dit : « Est-ce que tu as vu les étoiles ? » J’ai regardé, il y avait des millions d’étoiles. J’ai pleuré, je me suis dit : « Qu’est-ce que tu es con de tout refuser, alors que le ciel merveilleux est là ». Au début, il y a le oui à la vie. Je voudrais arrêter de me faire du mal, arrêter de me tuer, arrêter de casser les liens. Je voudrais être un peu du côté de la vie, avoir un peu plus confiance d’aimer. Mais quand les choses vont bien, il y a quelque chose d’insupportable pour moi.

Ce n’est pas pour lui comme sujet que la vie est insupportable, mais pour ce moi qui s’est constitué dans la clôture incestueuse, comme on le verra plus loin.

Albert m‘avait annoncé sur un ton provocant qu’il partait en vacances avec sa mère dans une ville fortifiée, en louant une seule chambre d’hôtel. La vérité de l’affaire apparaîtra quelques mois plus tard : Je me rends compte à quel point j’investis dans les murailles de Carcassonne pour… Il s’arrête. Pour m’enfermer.

La levée des interdits asymboliques est nécessaire à l’établissement d’un narcissisme sain. Ces interdits imposent d’être mort, notamment en rendant impossibles les liens porteurs de vie ; ils sont renforcés par la culpabilité et empêchent la condition impérative pour arriver au terme d’une analyse : prendre la mesure des dégâts.

Edgard, à qui sa mère disait « Va dire à ton père que tu l’aimes », avait fait, alors qu’il était enfant, une fellation à ce père ; événement qui, après plusieurs années d’analyse, avait surgi à sa stupéfaction et à la mienne dans un dessin fulgurant fait en quittant le divan. Quelques séances plus tard, je relève qu’il parle la bouche presque fermée. Il s’exclame avec une force qui tranche sur ses habitudes policées, souvent complaisantes : Voulez-vous que je parle avec la bitte de mon père dans la bouche !!

Je suis souillé ! Souillé, souillé.

Dans les situations de désert symbolique aggravant une dévastation, la prise de position de l’analyste ne peut être évitée.

Il continue. (Mais) ce matin, j’ai mis les habits de ma fonction. Dans le groupe de travail, j’étais à ma place (de patron). Les farceurs habituels n’étaient plus à leur place de farceurs, (alors que, jusqu’à maintenant) j’avais l’impression de ne pas tenir debout.

Cette histoire avec mon père : il m’a pris en traître. Heureusement pour moi que vous m’avez dit que mon père avait commis un crime. Heureusement que quelqu’un l’a dit.

C’était insupportable de me dire qu’il était mon père. Ma mère m’avait dit que j’étais un fils méchant de ne pas avoir voulu l’embrasser sur son lit de mort. Une énorme culpabilité : j’étais acteur, en train de sucer le sexe de mon père. Pas seulement passif : acteur. La sexualité, c’est quelque chose d’énorme. De dégoûtant. D’insupportable.

Il rappelle qu’à sa première séance préliminaire, il m’avait dit que son père l’avait étranglé — alors qu’il ne l’avait évoqué que comme une supposition. Aujourd’hui, il rectifie : pas étranglé, (c’est) son sexe qui me faisait étouffer ; qui étouffait en tout cas mes paroles. Je pense que mon père devait me retenir contre lui : quelque chose de sa force à mon encontre.

Il peut maintenant théoriser le drame de l’enfant séduit, à la fois par contrainte et par complicité. Comme je suis dans l’enfermement de la culpabilité, j’oublie qu’il y avait aussi ma jouissance. Il y avait mon père qui me retenait. Il y avait une contrainte ; je suis dans un faux lien avec mon père par cette contrainte. A cette contrainte, il donne un nom : dépendance.

Alors, jusque-là caché par le crime de son père qu’il avait réussi à refouler, apparaît son ancien amour chaste pour lui, sur lequel il reviendra plusieurs fois avec douleur. Quelque chose aussi d’un lien perdu avec mon père : je cherchais quelque chose de primitif (c’est-à-dire de premier) avec mon père, pas de merdeux. Depuis que j’ai parlé de cette filiation, depuis que j’ai fait ce dessin (du sexe de son père s’enfonçant dans sa bouche), je suis en train de m’en sortir. Je pouvais pas pleurer, parce que j’avais personne pour me consoler. Il corrige : il y a des choses qui sont tellement fortes — qu’il n’y a pas de consolation. Un irrémédiable, comme si j’avais été détruit totalement.

Comment je peux me regarder ? Qu’est-ce qui peut m’autoriser, moi, à me supporter moi-même ? Il répond : Le travail avec les enfants ; avec M (sa femme). Comment je peux savoir que je suis un être humain ? Le travail que je fais, je peux en parler. Je peux pleurer. J’ai à témoigner de la destruction. C’est tellement bizarre pour moi de pleurer. Je commence à m’intéresser à moi-même. Et il énonce cette phrase si forte qui permet d‘espérer la fin de l’analyse : Je commence à être touché de ce qui m’arrive.

Un autre analysant se débat, lui aussi, avec l’idée qu’il a été victime d’un inceste. Je parle de mon expérience, « ma mélancolie ». Je me dis souvent : « J’ai un état mélancolique ancien ». Il y a une absence de désir de vivre, d’amour de soi que j’ai toujours dû combattre. Ma vie est une lutte contre la mélancolie, (contre) ce que j’appelle la mélancolie. Il enchaîne aussitôt : La question de l’inceste.

Quand je relis ce que j’ai écrit (la semaine  dernière), j’en reviens pas, que j’ai pu dire ça : que quelque part, j’ai été violé. Il essaie de se débarrasser de cette idée : ou que j’avais eu peur de l’être. Violé et cassé. Si ça s’est passé et que j’arrive pas à croire que c’est vrai, (c’est que) j’en suis pas revenu. Il se demande pourquoi il a pu dire ça : Il y a tout de même des indices — peut-être pas de viol, au sens de viol physique complet. C’est plus que des indices : d’absence de respect de mes frontières, de mes frontières de petit enfant. Il passe à la troisième personne : de son existence.

 … Avec une volonté. Je lui demande de préciser. Quelque part dans mon éducation, il y avait la négation de ce que je désirais, tout petit, en tant qu’être humain. Il précise ce qu’attendaient de lui ses parents : d’être une chose, un esclave, comme de l’argile qu’on veut pétrir. Un jouet, voilà : ça, c’est mon père. Ma mère : le terme (qui convient), je ne sais pas si c’est complicité ou indifférence. Quelqu’un qui est témoin d’un viol et qui ne fait rien.

Il parle maintenant avec un langage enfantin de l’enfant qu’il était. Quelqu’un qui est victime. Si il ne sait pas quels sont ses droits, il ne sait même pas qu’il a été violé : si il ne sait pas quelle est la loi. Comment il peut savoir ? Est-ce que ceux qui devaient me protéger n’étaient plus là ? Est-ce que mes vrais parents étaient partis ? Ce sont les gardiens de la loi qui sont complices.

Comme il dit que ses parents étaient partis, n’étaient plus là, il faut en déduire qu’il y a eu un temps où les vrais parents étaient présents, vrais comme protecteurs, vrais comme gardiens de la loi, et ce sera une chance pour lui.

Un enfant ne peut se défendre des manœuvres sexuelles des grandes personnes que s’il peut s’appuyer sur un adulte fiable, comme le fait Peau d’Âne avec sa marraine.

Une petite fille dessine une fleur et un serpent. Elle dit que le serpent veut piquer la fleur. Je lui demande si elle pense que la fleur peut se défendre. Elle me répond : Oui, si on l’aide.

Dans les cas classiquement renvoyés à l’hystérie féminine, où l’homme apparaît comme sexuellement dangereux, on peut repérer le collage à la mère qui, échappant au jugement, acquiert un statut de Chose.

Une enseignante est heureuse de pouvoir penser sa relation à son médecin, non du point de vue du fantasme où elle lui prêtait des mauvaises intentions, mais du point de vue de la réalité, d’où elle voit qu’il se conduit impeccablement. Son association est révélatrice : elle ne veut plus jamais revoir sa mère, qui est méchante. Je lui rappelle qu’au début de son analyse, elle lui téléphonait tous les jours. Parce que je voulais qu’elle m’aime. Je voulais qu’elle me dise : « Tu es ma petite fille et je t’aime. » Je voulais son approbation. Parce que c’était ma mère, elle avait tous les droits.

Comme il peut aussi y avoir une relation aliénante au père, il faut distinguer lien œdipien et lien incestueux.

A la piscine, enfant, elle devait nager mille mètres sous la direction d’un moniteur ; son père pouvant surgir n’importe quand, il n’était pas question de prendre un seul moment de détente. L’été, piscine toute la matinée, devoirs scolaires l’après-midi. Elle dit qu’elle n’en souffrait pas, qu’elle voulait plaire à son père, être valeureuse à ses yeux.

Aujourd’hui encore, quand il s’agit de faire quelque chose pour elle-même, elle se sent coupable. Quand l’idée d’aller chez la manucure lui vient, quand elle en ressent le mouvement dans son corps, elle se dit à elle-même « Tu n’y penses pas » (c’est-à-dire « Rappelle-toi que tu n’as pas le droit d’y penser »), prenant la place de sa mère qui la tançait quand elle avait un projet : « Pour qui tu te prends ? »

Jusque là, elle avait toujours présenté sa mère comme le seul oppresseur de son enfance. Son père était idéalisé ; maintenant, il paraît opposé à la vie, cruel pour des raisons narcissiques, bien qu’elle ne puisse pas encore en convenir. Elle l’excuse pour un motif qualifiable d’œdipien : il pouvait à certains moments la mettre à distance d’une mère oppressive, il s’occupait d’elle ; ce qui était vrai, mais rendait les choses encore plus difficiles à penser. Ici, l’aliénation a deux causes, le lien érotique au père, et, en deçà, le collage maternel archaïque. Heureusement, la dépossession de son corps était médiatisée par l’eau et par le moniteur ; et le fait que son père la pensait capable de progresser lui avait permis d’échapper au vœu de mort de sa mère.

 

Castration freudienne, castration symboligène

Freud insiste sur la menace que représente la castration.

L’angoisse de la phobie d’animal est l’angoisse de castration non transformée, donc une angoisse du réel, Realangst, angoisse devant un danger effectivement menaçant, wirklich drohenden Gefahr, ou jugé réel, real beurteilten.

Que le père du petit Hans ait (…) joué avec lui au « cheval » avait assurément été déterminant pour le choix de l’animal d’angoisse (dévorant) ; de même (…) que le père de mon Russe (…) avait mimé le loup en jouant avec le petit, et l’avait en plaisantant menacé de la dévoration.

Le jeu de la dévoration, jeu sadique, puisqu’il s’agit d’amener l’autre à la jouissance d’être soumis jusqu’à la mort, plaît néanmoins aux enfants, mais il laisse des séquelles. Il leur est proposé d’imaginer l’inceste par plaisanterie : se trouver, serait-ce par violence, dans le plus intime du père jusqu’à s’y confondre. Cette proposition, qui est une tentation, active le « danger de pulsion » qui n’en est que la conséquence, malgré ce que laisse entendre Freud :

Le danger de pulsion, Triebgefahr, est la tentation, Versuchung, de céder à ses désirs érotiques, erotischen Gelüsten, par quoi il (l’agoraphobe) ferait surgir de nouveau, comme dans l’enfance, le danger de la castration.

Freud vient d’ailleurs de préciser que le « danger de la castration », extérieur,  n’est pas imaginaire.

La revendication pulsionnelle, die Triebanspruch, n’est pas un danger en soi, mais seulement en ce qu’elle entraîne avec elle un danger extérieur au sens strict, eine richtige äussere Gefahr, celui de la castration.

Il faut être précis sur cet entraînement. Ce que Freud appelle la « revendication pulsionnelle » n’entraîne pas de danger extérieur. C’est, au contraire, le danger extérieur qu’est la séduction par l’adulte qui suscite, puis rend dangereuse la revendication pulsionnelle. Il est aisé d’observer que les enfants qui manifestent cette « revendication » et qui plus tard se mettront répétitivement en danger sont ceux que leur entourage excite sexuellement quand ils sont tranquilles ; d’ailleurs, les adultes agissant ainsi ont eux-mêmes été surérotisés autrefois.

Si Freud emploie le mot castration plutôt que le mot mort, c’est qu’il s’agit d’un danger de mort dont la cause est sexuelle : le danger consiste en ceci que, plus la tendance dédifférenciante de l’enfant est mobilisée par les adultes, plus elle prend de force, et plus elle constitue un risque de mort, fascinant et terrifiant. Comme dans le cas d’Edgard, l’enfant risque de mourir et sa sexualité avec lui, parce qu’il est entraîné par des forces internes et externes qu’il ne peut maîtriser, et pour lesquelles on ne lui a pas donné de mots. Le petit Hans doit se débattre seul avec les sollicitations de sa libido, parce que ni son père, ni Freud ne pensent un instant à le protéger des provocations sexuelles de sa mère. Leur bienveillance, leur sollicitude sont donc plus que suspectes, et ne les disculpent pas de leur complicité avec elle.

La castration symboligène est bien différente de la castration freudienne, car elle est vivifiante. Elle est active quand on sait à quoi il faut renoncer pour se reconnaître et reconnaître l’autre, pour devenir un être humain. Elle est sans cesse à conquérir ; cette tâche est difficile, car les enfants ne sont pas toujours reconnus comme tels, ce que révèle la formule méprisante : « C’est un chagrin d’enfant. » On peut diagnostiquer un noyau pervers, parfois bien caché, chez les adultes qui continuent à s’identifier à des animaux idéalisés comme mignons, souvent des petits cochons.

La castration symboligène soutient un moi idéal donnant accès à l’estime de soi, et un idéal du moi civilisé appelant au respect de ceux qui sont faibles et différents.

Le respect renvoie chez Louis à l’oralité, temps originaire de l’introjection. A midi, j’étais dans un petit restaurant ; je lisais en mangeant. Il y avait autour de moi des gens qui mangeaient. Pour la première fois, ces gens avaient une existence humaine … et, du coup, moi aussi. Je vois que mon fils (il a dix ans) m’apprend des choses. [Je lui demande lesquelles] A faire attention aux autres. Quand il me dit : Papa, tu devrais prendre du recul (je prends ça au sérieux) : il y a une humanité qui se met en place.

L’accès à la castration symboligène est commandé par le bon exercice des fonctions  maternelle et paternelle. Il est souvent nécessaire d’aider le patient à les trouver en lui : elles y sont nécessairement, sinon il serait mort physiquement depuis longtemps. La fonction maternelle donne la sécurité qui permet d’être dynamique. La fonction paternelle donne une parole qui sépare, qui éduque, qui mène vers l’avenir ; sa carence explique le recours aux frères aînés dans l’affaire du déménagement.

La bêtise destructrice de sa première analyste avait mis Victor dans une impasse. Rester avec ma mère, c’était la mort. Mais quitter ma mère, c’était aussi la mort. Il avait compris les conséquences d’une relation mère-enfant pathologiquement duelle : Mon père aurait dû pointer la direction. A X (son analyste précédente), j’ai dit : « Je ne veux pas rester un petit garçon dans les jupes de sa mère ». Elle a répondu : « Pour les garçons, c’est le travail avec le père ; pour les filles, c’est le travail avec la mère ». Elle m’a dit : « Avec votre mère, il y a quand même eu transmission de vie ». L’injonction, supposée lacanienne, du travail exclusif sur la relation au père avait empêché l’activation de la fonction paternelle, dont la nécessité, pourtant, avait été aperçue par le petit garçon au moment où, par la mort prématurée de son père, il avait été livré pieds et poings liés à la conduite incestueuse de sa mère.

Certains le savent, mais sans oser en parler publiquement, le psychanalyste doit soutenir la fonction paternelle au sens que j’ai dit, quand elle a été gravement défaillante — avec tact, mais parfois aussi avec fermeté, car autrement l’analysant risque de rester aliéné et aliénant le restant de sa vie.

Edgard. (Il était clair pour moi que) le monde des adultes n’était pas le mien. Je n’avais rien à y faire. Dans ce monde d’aujourd’hui, il est clair qu’il y a des choses qui ne vont pas. Mais je sais que j’ai quelque chose à y faire.

Il associe. Je vois une image : une crèche ; des femmes autour d’un enfant. Il analyse. L’impression d’être au centre du monde. Entrer dans le monde des adultes, c’est ne plus être le centre du monde.

 

Un syndrome

Il y a des symptômes qui cèdent plutôt facilement, parfois au tout début de l’analyse, sans qu’on comprenne toujours pourquoi. Il y en a d’autres, parfois un seul, qui s’accroche comme du chiendent. Alors qu’on croit en avoir fini avec lui, alors qu’on le croit analysé en long et en large, il reparaît sans cesse, toujours le même, toujours avec la même force. Cependant, même quand il ne semble pas gêner, il est accompagné à bas bruit de l’idée que cette vie-là n’est pas une vraie vie.

La question de la fin de la cure demande que soit préalablement décidé si la psychanalyse doit s’intéresser à la disparition des symptômes. Le syndrome produit par la dépendance, et non tous les symptômes, la concerne au premier chef, pour autant qu’elle vise l’arrêt de la répétition, condition pour que les choses puissent avancer, pour qu’il y ait de la vie.

Il y a apparemment dans la névrose de contrainte, dit Freud — mais c’est vrai ailleurs — deux sortes de symptômes : d’une part, des interdictions, des mesures de précaution, des pénitences, toutes choses de nature négative, et d’autre part, des satisfactions substitutives, Ersatzbefriedigungen. Cependant, le groupe punitif finira lui aussi par procurer une satisfaction qui sera un noyau de résistance majeur ; et il apparaîtra de plus en plus clairement que la satisfaction principale qu’on tire d’un symptôme, quel qu’il soit, quand il est difficilement expugnable est d’être collé, de se recoller encore et toujours à un parent hétéronomisant.

Une femme gynécologue, dont le symptôme le plus spectaculaire est un ralentissement idéomoteur, parle de la confusion entre le corps de sa mère et ceux de ses filles, le sien compris, telle qu’une phrase commencée par l’une pouvait être terminée par l’autre et, qu’à la fin, toute conversation était devenue inutile. Tout est mélangé, confondu, ensemble. Quand il n’y a plus de limites entre les corps, (si on essaie de se séparer, le message qu’on reçoit est) « Tu ne m’aimes plus », et c’est l’abandon.

Il y a un triomphe dans l’insistance de ce symptôme et dans son exhibition ; on le repère au ton qu’emploie l’analysant pour rapporter qu’il y est retombé, comme  Albert. Freud l’avait noté.

C’est un triomphe de la formation du symptôme si on réussit — si ça réussit, wenn es gelingt, à amalgamer l’interdiction à la satisfaction, si bien que le commandement ou l’interdiction originellement défensifs revêtent aussi la signification d’une satisfaction.

Cette satisfaction triomphante est sans égard pour soi.

Evelyne, qui anéantissait tout son monde grâce à un mécontentement permanent, finit par le remarquer. Ce qui m’énerve : (elle veut dire : ce mécontentement n’est pas si satisfaisant que ça, car)  il y a trop de jouissance qui m’exclut.

Valérie rapporte avec une jubilation provocante que sa mère enceinte mettait un point d’honneur à ne pas éviter les postures en flexion, notamment pour attacher ses lacets de chaussures, apparemment sans se soucier de l’oppression qui en résultait pour le fœtus, ou plutôt comme sa vanterie le montre, en y étant intéressée. D’avoir été la cause de la jouissance maternelle amenait Valérie à se couper de la violence qu’elle avait subie et qui avait été suivie de nombreuses autres de même farine.

Le dommage causé par l’autre puissant peut être nié en tant que tel, ou même considéré comme un souvenir amusant, ce qui sera une des racines de la perversion.

Elle cumulait donc deux bénéfices, celui de se mettre à la place de cette mère qui abusait de la faiblesse d’un être humain non encore venu au jour, et celui de triompher absolument, comme victime nécessaire à la jouissance de l’autre.

 

Que veut le moi ?   

Pour Freud, le moi est avide de paix, friedfertig. Oui, mais pas seulement. Il recherche aussi la maîtrise et la jouissance, et, dans le meilleur des cas, à se repérer sur un idéal du moi symboligène.

Pour comprendre la nature du symptôme, il faut distinguer la recherche de paix et la recherche de jouissance. Les jouissances saines n’empêchent pas d’aller de l’avant, d’avoir des projets et de se sentir vivant. Elle requièrent un narcissisme soutenu par des idéaux et par l’acceptation de la castration symboligène, possible seulement si une sécurité minimum est assurée. Les jouissances aliénantes enferment dans la répétition et dans la mort ; la jouissance du Coup destructeur en fait partie. Plus un symptôme bloque la cure, plus il faudra rechercher dans l’enfance la part respective des expériences traumatiques  et du collage.

La lutte dite défensive est complexe. Elle inclut, non seulement la lutte contre ce qui ce qui met en péril la paix, mais aussi la lutte contre ce qui entrave la maîtrise. D’autre part, mais paradoxalement sans qu’il y ait d’incompatibilité avec l’attitude précédente, si la lutte défensive contre l’insécurité permet, au moment où elle est agissante, d’écarter provisoirement la jouissance du Coup, elle peut conduire à maintenir la position infantile et la jouissance qui y est liée. Autrement dit, ce qu’on a appelé conflit défensif n’est pas un combat entre le désir, la ou les pulsions et l’interdit. D’ailleurs, les interdits des parents ne portent souvent que sur les jouissances dont ils ne sont pas les bénéficiaires.

La lutte contre ce qui menace un idéal du moi civilisateur n’empêche pas une jouissance saine, et il appartient au psychanalyste d’aider le patient à la soutenir. La jouissance saine ne vise pas à éviter la castration ; et si elle n’abolit pas la tendance à l’inertie et à la recherche de maîtrise, elle les fait passer au second plan.

Louis fait un cauchemar qui le conduit à appeler sa mère au secours. Or cette mère l’a abandonné par système plusieurs fois dans son enfance. Ce trait n’appellerait pas de commentaire s’il s’était contenté, cette nuit-là, d’appeler sa mère du tout début de sa vie, celle qui ne lui avait pas encore manqué. Mais il l’appelle, adulte, dans la réalité, pour en être chaque fois à nouveau déçu, déstabilisé, frappé. Quand je lui demande pourquoi il continue à le faire malgré la preuve constamment renouvelée qu’elle n’est pas secourable, la question ne semble pas prendre sens pour lui. Il faut donc admettre, ou bien qu’il jouit masochiquement de ces déceptions, qu’il lui convient d’être déçu — mais le mot masochisme ne vaut pas pour explication — ou bien qu’il fait une confusion entre ce que les kleiniens appellent la « bonne » mère et la « mauvaise » mère.

Comment expliquer ce masochisme, cette erreur, au-delà de l’exigence d’idéalisation des parents ? Freud relève que les expériences traumatiques, qui ont elles aussi un effet régressivant, sont déterminantes dans la formation des symptômes. Il signale qu’elles seront traitées comme non advenues, mais on constate qu’elles resteront agissantes sous la forme d’une substitution. La recherche de la « tendre sollicitude » des parents, reliquat de l’immaturité de l’être humain, va buter sur le fait que la sécurité peut être ressentie comme dangereuse, ce qui est d’observation courante. Les analysants s’en expliquent : c’est quand un temps de sécurité a été suivi autrefois d’une catastrophe imprévisible prenant valeur de sanction. Le message émis avait été :

• Tu vois ce qui arrive quand on ne fait pas attention. Ou pire : Ça t’apprendra à faire confiance à d’autres que moi.

Plus grave encore, un message un peu différent a pour but de culpabiliser les états sécures :

• La paix que tu as vécue loin de moi était illégitime — elle était donc condamnable.

Cette difficulté fait que l’aspiration à la sécurité sera l’occasion d’une confusion qui l’écartera au profit de la jouissance qui ne déçoit jamais, JA. Pour essayer d’éviter la catastrophe qui suit une sécurité vécue comme fautive, on se piégera soi-même en se précipitant vers ce qui ne peut la donner. Voulant croire, comme Louis, qu’on cherche la protection de l’Autre des Soins, AS, on trouvera aussitôt l’Autre de la Jouissance, AJ le Tentateur, l’agent de la tentation évoquée par Freud, celui qui amène à choisir la jouissance qui exclut dont parlait Evelyne.

Evelyne, dont le mécontentement est entretenu par l’idée que toute personne avec qui on a des liens est continûment malfaisante, dit sur un ton théâtral que c’est difficile avec son ami. Elle en a assez qu’il parle de la dépression de sa mère à lui — ce qu’il fait pourtant rarement — car elle y est engluée. Je lui fais remarquer qu’elle dramatise les choses les plus infimes, qu’elle a intégré cette dramatisation dans son érotique et que c’est ce qui l’englue ; que pourtant c’est à juste titre qu’elle emploie le mot engluée, mais sans voir qu’il vaut pour son rapport à sa propre mère. Elle répond du tac au tac que c’est parce qu’elle ne sait pas ce qu’il peut y avoir à la place.

Avec ou sans alibi éducatif, certains adultes exploitent cette confusion, tout en interdisant les situations autonomisantes à risque minime.

Un psychiatre déclarait à la télévision que les jeux ayant pour but de surprendre les enfants en leur retirant un soutien à l’improviste étaient favorables au développement.

 

Létalité, vitalité

Quand l’analyse du syndrome de dépendance est suffisamment avancée, il n’est pas rare que la régression soit à son comble et qu’on se trouve dans un espace de mort éprouvant pour l’analyste, mais où l’analysant semble à son aise. Il s’agit d’être mort pour maîtriser. Maîtriser quoi ? Maîtriser absolument, ce qui équivaut de façon paradoxale, mais le patient veut l’ignorer même s’il est pervers, à donner carte blanche à l’Autre de la jouissance.

Edgard. Il n’y a plus personne. Je suis tout seul : je rigole. Je suis dans le néant ; je me suis piégé monstrueusement. A ce moment-là, je ne désire rien ; je ne désire pas changer quoi que ce soit. Je suis l’objet parfait de ma mère. Je suis un petit garçon gentil qui ne réclame rien. Je ne veux pas voir que je suis piégé.

Se mettre en mouvement avec un but amène la confrontation avec la réalité et l’acceptation de la nécessité du détour. Or, dans la névrose de contrainte, selon Freud, mais c’est vrai partout, il y a une tendance à la répétition et à la perte de temps, et s’immobiliser là où on se trouve est une stase incestueuse.

Elle est manifeste chez une femme opprimée, elle aussi, quand elle était fœtus, et qui était devenue une victime. J’ai l’impression très souvent d’avoir une pensée circulaire. Pour avoir une pensée qui avance, qui débouche, qui construit, on est obligé d’avoir une base de sécurité, d’être quelque part. Toutes les expériences que j’ai pu avoir étant petite, c’était toujours dans la hantise du défendu, du danger.

La position sacrificielle donne accès à l’amour mortifère.

Victor s’aperçoit qu’il a organisé sa vie de façon à  Être mort : une offrande.

Louis alternait un jugement objectif sur ses qualités professionnelles reconnues par tous, et une dévalorisation l’amenant à souhaiter ruiner sa carrière. Il découvre qu’il devrait échouer pour ne pas mettre en danger ses parents qui, depuis toujours, ont pensé un avenir médiocre pour lui. L’injonction à laquelle il est soumis va lui apparaître enfin, sans qu’il puisse encore en reconnaître l’iniquité : Être nul par loyauté.

La soumission, caractéristique du faux self, dit Winnicott, détruit le rapport vrai à soi.

Victor a une envie d’uriner handicapante, fortement érotisée, resurgissant actuellement dans la relation avec sa belle dentiste, qui paraît lui offrir sa poitrine au cours de soins où il est impératif d’être immobile. Il s’agit  de maintenir le lien délétère à la mère : Est-ce qu’il est possible que mon symptôme, l’envie d’uriner, cette excitation, soit une défense ? Ma défense contre le vide de la solitude.

Son association, Un corps qui glisse à la mer, est interprétée aussitôt comme : Être englouti par le maternel, qui relève du même ordre radicalement régressif que le jeu de la dévoration évoqué par Freud. Le désir de ma mère que je sois un objet érotique, inerte : je fais le mort pour cacher l’excitation sexuelle. Comme si je lui disais : » Vas-y, vas-y, jouis de mon corps, puisque c’est ça que tu veux, mais tu ne m’auras pas, moi », et c’est ce qu’il répète avec sa dentiste. Il se défend contre la tentation incestueuse tout en s’y prêtant ; on voit l’intrication d’une jouissance aliénante acceptée pour échapper à la détresse, de la complicité déniée avec celle qui la procure, et de l’effort pour se couper de son corps afin d’y échapper.

Pour être vivant, il faut prendre soin de soi, ce qui apparaîtra de façon inattendue pour Edgard comme un impératif éthique.

Après bien des années d’analyse, il s’en aperçoit. Ça a l’air con, mais comment veiller sur moi ? Il y a une partie de moi qui est tellement dans la jouissance, dans la régression.

Mais il y a un plaisir d’échanger, de s’élancer dans quelque chose de vivant ; de quitter l’abject. Il s’arrête.

Mais j’ai l’impression que je me dois bien ça. Pour moi ; pour M.

Plus il grandit, plus un enfant doit disposer d’un champ de puissance socialisable, symbolisable, et la parole qui y donne accès doit être civilisatrice.

<!–[if !supportLists]–>                  <!–[endif]–>• Tu en es capable. Tu peux y arriver.

<!–[if !supportLists]–>                  <!–[endif]–>• A condition de respecter les autres, tu as le droit d’espérer réussir dans un domaine qui te fera honneur.

Une voix nous dit ce qu’il faut faire pour être fier de soi : c’est à l’analysant de l’entendre, mais l’analyste doit l’y aider. Si ce qu’elle énonce est soumis à un examen critique, elle relèvera du symbolique.

Un adolescent qui sort peu à peu de la psychose. Pourquoi, un jour, je suis quelqu’un de bien, un jour, je me conduis comme quelqu’un de mal ? La dissymétrie de la phrase indique qu’il est en train d’accéder à l’idée d’aliénation.

Après bien des péripéties, il arrive ainsi que la vie reprenne, que le vrai self soit retrouvé dans le geste spontané, la marche libre, la pensée qui avance, le rire heureux, toutes choses qui, curieusement, ne semblent pas retenir l’attention dans certains milieux analytiques.

Lucie, qui avait choisi autrefois la position masochiste, découvre la fonction symbolique de la peau : quand elle protège d’un contact dangereux, elle soutient un narcissisme favorable aux échanges. J’ai vraiment changé de peau. Je n’ai pas peur de dire que je suis fière de moi. Je n’ai pas peur que vous vous moquiez de moi. Ma mère se moquait de nous. Quelque chose qui m’épate vraiment, depuis que j’ai réussi enfin à prendre de la distance par rapport à ma mère : le nombre de choses qui deviennent plus faciles, le nombre de choses sur lesquelles je suis plus lucide. C’est vraiment un tout. C’est quand même stupéfiant. Ça montre que, quand on a cette glu-là dans la tête, ça infiltre vraiment le reste de la vie. (Maintenant, en institution) je parle avec beaucoup de facilité ; je peux le faire sans agressivité. N. m’a félicitée dans le couloir.

Marie était priée de penser avec les schèmes de sa mère, qui, lorsqu’elle essayait d’en sortir, lui disait : «  Tu compliques tout » ou « Qu’est–ce que tu vas encore chercher ? ». Sa vie avait été ponctuée d’événements entravant la marche — elle se cassait la jambe, son mari lui faisait des croche-pieds en manière de plaisanterie — effets d’un attachement qu’avait aussi vécu l’homme Œdipe, pénalisé dans son autonomie locomotrice. Elle souligne dans une lettre l’importance d’acquérir la capacité de rendre le sol stable ; et elle franchit une étape essentielle de son analyse quand elle peut dire : Je suis très contente de marcher et de penser.

La fin de la cure se profile à l’horizon quand Louis peut s’approprier son dynamisme. Comme on l’a vu, il était culpabilisé par sa réussite professionnelle, acquise grâce au travail analytique. Il était parti de : Ne pas trop réussir pour protéger mes parents. Et il arrive à : Avoir le champ libre pour avancer. Que ce ne soit plus eux qui me disent ce qu’il faut que je fasse. Alors resurgit l’association qui, à sa séance de la veille, s’était imposée à lui sans qu’il puisse la dire et qui marque sa découverte de l’interdit du contact incestueux : Ma mère fait ce qu’elle veut, mais je ne veux pas qu’elle me touche.

 

Une fin heureuse pour l’analyse

A côté de ces deux fins que sont l’accès à la parole symbolique et la reconnaissance de la différence sexuelle, il est maintenant possible de définir une fin heureuse pour la psychanalyse, la fin de la cure :

• reconnaître ses capacités, être fier de ce qu’on réussit.

• avoir un corps, pouvoir l’habiter.

• connaître des moments de joie.

• ne pas ressentir comme dangereux le fait d’aimer et d’être aimé.

• assumer sa haine, lui donner un site.

• ne pas avoir besoin de jouir aux dépens de soi et des autres, de détruire et  d’insécuriser pour se sentir exister.

• accepter la mort, la perte, l’impuissance.

• accepter que des erreurs sont inévitables.

• bien se supporter, mieux supporter les autres ; en être mieux supporté.

• travailler et être content de le faire.

• être habitant de la cité, se sentir concerné par ce qui s’y passe.

• avoir des projets et les mettre en œuvre, ce qui suppose un intérêt pour l’inconnu et l’acceptation non suicidaire des risques.

J’ai essayé de montrer que, au moins pour les personnes en détresse, y compris évidemment celles qui ont un faux self bien huilé, rien de tout cela n’est possible sans :

o une sécurité minimum, condition préalable pour se débarrasser de la culpabilité imaginaire.

o la reconnaissance des expériences traumatiques, et en tout cas, la capacité à prendre la mesure des dégâts.

o La capacité à prendre soin de soi, à faire appel à la mère suffisamment bonne qui est en soi, accessible quand on a renoncé à la fascination du masochisme, au collage à l’Autre de la jouissance.

Marie se proposait dans la même lettre de Cesser de trouver intéressants les tortionnaires, les tueurs.

Je pense que le mot bonheur renvoie à un horizon défini comme l’effet d’un travail d’articulation entre sens et vérité, auxquels la jouissance doit être subordonnée. Guérir serait arriver à l’idée que la vie est vivable, qu’elle peut donner à vivre.

Plusieurs années auparavant, un homme avait exprimé sa détresse de ne pouvoir s’acheter en hiver des chaussures étanches et chaudes, alors qu’il en avait les moyens financiers. Il y a beaucoup de choses qui changent. Je suis apaisé.

J’ai une place maintenant. J’arrive à saisir comment je compte pour d’autres gens. Je peux faire des choix. Je me laisse pas empiéter.

J’ai un chapeau, j’ai une écharpe : j’avais un chapeau, mais je ne le mettais pas. J’ai maintenant des chaussures chaudes.

Et, comme par hasard, il y a plusieurs directeurs qui m’appellent pour me recruter.

Juin 2010

Ce texte reprend avec des modifications quelques passages d’un article qui avait paru dans le n°16 de Che Vuoi ? sous le titre Ersatz de vie.